Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/250

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
192
souvenirs d’un aveugle.

droit de suzeraineté, alors que les Anglais, il y a quelques mois à peine, ont fièrement déclaré qu’ils s’y établissaient en maîtres ? Mais notre voix ne serait pas entendue ; le léopard flotte aujourd’hui sans doute à côté de la roche où s’arrêta notre Uranie ; et les marins français occupés de la pêche de la baleine et de la chasse du phoque seront tenus désormais de payer un droit d’entrée dans cette rade nommée française, au fond de laquelle sont encore, debout et respectées, les humbles bâtisses qu’y éleva le capitaine Bougainville lors de son voyage autour du monde.

La déportation est une loi de notre code pénal. Eh bien ! au lieu de cet or inutilement jeté pour des voyages stériles à la science et à la civilisation, dites à un de vos peuples rivaux, à l’Espagne par exemple : Vous avez dans l’Océan un riche et bel archipel dont vous ne tirez aucun profit ; gardez Tinian et Guham ; mais il y a là Saypan, Aguigan, Rotta, Anataxan, Agrigan, voici cent mille écus, et donnez-nous ces îles. Oui, cent mille écus versés dans les coffres d’Isabelle vous doteraient, sous un ciel doux et bienfaisant, au milieu d’une riche et puissante végétation, au sein des eaux les plus paisibles du monde, d’un point de relâche pour nos navires voyageurs qui pourrait devenir un jour le rival de ce port Jackson dont l’Angleterre est fière à tant de titres. Mais la vérité utile n’a pas toujours une voix assez forte pour être entendue, et longtemps encore, dans nos voyages d’outre-mer, nous serons les humbles tributaires des Espagnols, des Hollandais, des Portugais et des Anglais, dont les comptoirs spéculateurs pavent pour ainsi dire les océans.

Il est triste de mettre ainsi à nu la pauvreté d’un pays qu’on voudrait voir riche, grand et fort parmi tous les autres ; mais je l’ai déjà dit, je ne sais pas mentir en présence des faits, et je crois, au surplus, que nous n’avons encore qu’à vouloir pour obtenir. Qu’importe, en effet, que les noms des Laplace, des Berthollet, des Monge, des Cuvier, des Arago, décorent sur toutes les surfaces du globe des anses, des criques, des récifs, des promontoires, si ces noms glorieux sont attachés, comme sur la presqu’île Péron, qui doit être notre première relâche, à une terre décrépite, à un sol sans verdure, à une mer sans abris ?

Les vents variables que nous allâmes chercher pour notre longue traversée ne nous firent pas défaut ; ils soufflèrent avec une force et une sorte de régularité tout à fait courtoise, et c’est à leur constance que nous dûmes de ne pas avoir à déplorer de plus grands malheurs que ceux qui nous frappèrent, car nous perdîmes plusieurs de nos plus gais et de nos plus intrépides matelots dans les tortures de la dyssenterie.

Après une cinquantaine de jours de marche, le point nous plaçait déjà presque en vue de la terre d’Edels, quand on s’aperçut que l’eau douce manquait. Par une inconcevable erreur qu’on n’avait point songé à vérifier, et dont nul officier pourtant ne doit porter le blâme, une de nos caisses en fer se trouva remplie d’eau de mer, et peut-être nous fallait-il