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voyage autour du monde.

encore plusieurs jours pour arriver au mouillage. On alluma donc notre grand appareil distillatoire, et deux heures après le feu était à bord.

À ce cri sinistre : Au feu ! qui venait de parcourir la batterie, il fallait voir ces bouillants matelots, intrépides, silencieux, recevoir les ordres et les exécuter avec une précision qui tenait du prodige. Marchais, Barthe, Vial, l’Évêque et Petit surtout, suspendus sur l’abîme, travaillaient avec cette ardeur qui ne doit rien à la crainte et qui fait oublier la sûreté personnelle pour la sûreté de tous. L’alarme fut courte ; le feu bientôt maîtrisé, et nous reprîmes sur le pont nos promenades habituelles, mais non sans réfléchir pendant quelque temps à l’imminence du danger auquel nous venions d’échapper. Un navire en flammes au milieu de l’Océan est le plus imposant et le plus terrible des drames ; nous n’arrivâmes pas jusqu’à la catastrophe, et franchement je me réjouis de n’avoir pas ce nouvel épisode à vous raconter.

Cependant nos regards avides interrogeaient l’horizon silencieux. Tout à coup : Terre ! s’écrie la vigie ; et une heure après se levèrent au-dessus des flots les plateaux éclatants d’Edels et d’Endracht, pareils à deux sœurs attristées, abandonnées au milieu de l’Océan. Après les avoir longés quelque temps, nous mîmes le cap sur la baie des Chiens-Marins, où nous laissâmes tomber l’ancre le soir sur un fond de coquillages brisés. Le navire pesa d’abord sur ses câbles assujettis, frétilla un moment et se reposa enfin, avec l’équipage, d’une course sans repos de plus de deux mille lieues.

Quel effrayant panorama, grand Dieu ! Dans la rade incessamment zigzaguée par le mouvement rapide et cadencé d’une immense quantité de chiens marins, surgissait parfois, pareille à une grande voile noire, la queue gigantesque d’une grande baleine arrachant à l’aide de ses fanons tranchants et filandreux, sous les coquillages du fond, les myriades de petits poissons dont elle fait sa nourriture. Les eaux étaient belles et réfléchissaient, sans l’appauvrir, l’azur brillant du ciel. Mais là-bas, à la côte, quel morne silence ! quel aspect lugubre ! quel deuil ! quelle désolation ! C’est d’abord un espace de quarante à soixante pieds de largeur que les hautes marées ne peuvent envahir : puis une falaise, tantôt blanche comme la plus blanche craie, tantôt coupée horizontalement de bandes rouges comme la plus vive sanguine ; et au sommet de ces plateaux de quinze à vingt toises de hauteur, se montrent des troncs rabougris, brulés par le soleil, des arbustes sans feuilles, sans verdure, des ronces, des racines parasites ou meurtrières, et tout cela jeté sur du sable et sur des coquillages pulvérisés. À l’air, pas un oiseau ; à terre, pas un cri de bête fauve ou de quadrupède inoffensif, pas le murmure de la plus petite source. Partout le désert avec sa froide solitude qui glace le cœur, avec son immense horizon sans écho. L’âme est oppressée à ce triste et silencieux spectacle d’une nature sans nerf, sans vie, sortie évidemment depuis peu de siècles des profondeurs de l’Océan.