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souvenirs d’un aveugle.

Nous nous couchâmes, inquiets pour l’avenir, tant le présent assombrissait nos pensées. Le lendemain de grand matin, nos alambics furent établis à terre, car, je l’ai dit, nous étions sans eau douce. Pour moi, empressé comme d’habitude, je m’embarquai dans un canot commandé par le brave Lamarche, qui avait mission de chercher un lieu commode pour nos tentes et notre observatoire. Il ne nous fut pas possible d’accoster, tant les eaux étaient basses, et je me vis contraint de patauger pendant un quart d’heure au moins avant d’arriver à la plage, tandis que M. Lamarche cherchait au loin un facile débarcadère.

Mon costume était des plus étranges. Un vaste chapeau de paille, pointu, à larges bords, couvrait mon chef ; je portais sur mon dos une grande caisse de fer-blanc, qu’en prudent explorateur j’avais remplie de quelques provisions de bouche ; une gourde pleine d’eau battait mes flancs, en compagnie d’un sabre de dragon ; et, pour compléter mon attirail guerrier, j’avais à ma ceinture deux petits pistolets, et sur mon épaule un excellent fusil de munition avec sa baïonnette. Ajoutez à cela un volumineux calepin qui ne me quittait jamais, et une assez ample provision de colliers, miroirs, couteaux et autres objets d’échange, dont je comptais enrichir les heureux habitants de cette terre de séduction. J’allais bon train sur la plage, en dépit des coquillages et du sable qui entravaient ma marche, et je comptais arriver de bonne heure auprès de mes amis, dont j’avais aperçu de la corvette les feux éclatants.

Le soleil se lève, tout change de face ; naguère pas un insecte ne bourdonnait à l’air ; maintenant des essaims innombrables de petites mouches au dard aigu envahissent l’atmosphère et se glissent sous les vêtements. Ce sont des attaques perpétuelles, c’est un supplice de tous les instants ; si vous vous défendez de la main, c’est la main qui est déchirée ; rien n’a le pouvoir de vous protéger, et la rapidité de vos mouvements excite vos ennemis au lieu de les décourager. Je souffrais horriblement ; mais comme je m’aperçus que les parties de mon corps exposées à l’air étaient plus immédiatement attaquées par ces voraces insectes ailés, je fis volte-face et marchai à reculons, ce qui me donna de temps à autre un peu de répit.

Cependant la fatigue m’accablait, je résolus de m’asseoir et de délester mon petit caisson de quelques provisions, au risque de donner pâture au vol immense de mouches affamées qui me couvraient d’un sombre réseau, et d’avoir à leur disputer mon maigre repas. Je choisissais déjà de l’œil l’endroit le plus commode de la plage, quand j’aperçus sur le sable plusieurs traces de pieds nus. À l’instant Robinson Crusoé me vint à la pensée, et, sans raillerie, je vous jure, je m’attendis à une attaque de sauvages. Je ne déjeunai pas ; je me remis en route le plus bravement possible ; et afin de m’affranchir en partie de la piqûre des mouches, je hissai sur ma tête, à l’aide de mon sabre, un morceau de lard salé qui appelait in-