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VOYAGE AUTOUR DU MONDE.

Petit soit aussi laid que le plus beau d’entre eux ? Cré coquin ! qu’il serait fier de se trouver là, avec son petit gilet, sa chaîne de laiton, ses boucles d’oreilles en fer-blanc et la bague de cheveux de sa dulcinée !

Et puis des jurons, des paroles sérieuses, des menaces que j’avais peine à contenir et qui pouvaient amener une catastrophe, car la situation était des plus dramatiques. Mais l’embarcation approchait toujours ; en nous hâtant, nous pouvions joindre nos amis en moins d’une demi-heure. Les sauvages s’en aperçurent aussi, et dès lors leurs menaces devinrent plus ardentes, leurs paroles plus rapides, leurs mouvements plus précipités : tantôt les uns nous dépassaient et semblaient vouloir nous forcer à rétrograder, tantôt deux ou trois insulaires se cachaient pour nous frapper par derrière ; je vis qu’il fallait en finir.

— Tiens-toi à quelques pas de moi, dis-je à Marchais : je vais faire semblant de tirer sur toi ; tu tomberas, et nous agirons selon la circonstance.

— F… répliqua-t-il, tirez à côté.

— Sois tranquille.

Marchais s’arrêta : Ahyerkadé ! lui criai-je en lui montrant la corvette. À ces mots, les sauvages surpris firent halte et se parlèrent à voix basse en répétant entre eux avec un air de satisfaction : Ahyerkadé ! Ahyerkadé ! Mon pistolet dirigé vers Marchais, le coup partit. Le matelot tomba, sans perdre de vue les insulaires, qui, effrayés de la terrible détonation, s’étaient éloignés comme d’un seul bond à la distance d’une centaine de pas, tremblants, respirant à peine…

Heureux de mon stratagème, je dis à Marchais de se traîner sur ses genoux le long de la grève et derrière les sables amoncelés, ce qu’il fit en pouffant de rire et en se disant tout bas :

— Quelles ganaches ! quels parias ! quels fahi-chiens ! J’ai envie d’en manger une douzaine à mon déjeuner ; je suis sûr qu’il sont salés comme des porcs… salés.

Quand nous fûmes à peu de distance de l’embarcation qui abordait, nous regardâmes derrière nous, et nous vîmes les naturels, un peu plus rassurés, s’avancer avec précaution vers l’endroit où ils croyaient voir un cadavre pour le dévorer sans doute ; mais ils n’y trouvèrent qu’une blague à tabac et le restant d’une chique que le brave Marchais avait légués à nos ennemis.

Si je vous avais raconté cet épisode dans tous ses détails, avec toutes ses périodes de colère, de calme, d’animation et d’effervescence ; si je vous avais dit les mouvements frénétiques, les prunelles ardentes de ces sauvages ameutés sur une proie facile ; si je vous avais peint cette soif de notre sang, qui fermentait dans leur poitrine haletante, ces hideuses baves de mousse verdâtre qui inondaient leurs lèvres énormes, et notre imperturbable impassibilité dans ces moments terribles, vous n’y croiriez