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souvenirs d’un aveugle.

qu’à demi, quoique je fusse resté cependant bien au-dessous de la vérité. Il est des situations qui n’ont pas besoin de l’éloquence du style pour frapper ou émouvoir, et je n’éprouve ici qu’un regret, c’est celui de ne pouvoir dire la belle physionomie de Marchais, alors que, impatient de la lutte, il affirmait qu’en un seul tour de moulinet il était sur de démonétiser une demi-douzaine de nos hideux adversaires.

De ce moment les sauvages se montrèrent plus circonspects ; ils ne dansèrent plus, ils ne hurlèrent plus leurs menaces, ils nous laissèrent tranquillement ouvrir quelques huîtres du rivage, et nous arrivâmes enfin auprès de la yole, qui venait d’aborder.

Le lendemain, les naturels parurent de nouveau, mais sans oser descendre sur la plage. Cependant, comme nous tenions à cœur de ne plus nous arrêter à de simples conjectures sur leurs mœurs et leurs usages, M. Requin et moi nous allâmes à leur rencontre, sans armes, presque sans vêtements et munis d’une grande quantité de bagatelles qui pouvaient tenter leur cupidité. À notre confiance ils ne répondirent que par des vociférations, à nos témoignages d’amitié que par des cris et des menaces. Poussés à bout, nous nous décidâmes à nous élancer sur l’un d’eux et à le garder comme otage.

— Vous à droite, dis-je à Requin, moi à gauche… En avant.

Nous nous précipitâmes ; et comme si la terre venait de s’ouvrir sous leurs pas, les sauvages disparurent en courant à quatre pattes à travers les bruyères épineuses, et ils s’éloignèrent pour ne plus se montrer.

Ce fut une douleur si vive au cœur de la plupart de nos camarades, que deux d’entre eux, plus affligés et plus curieux encore que les autres, Guimard et Gabert, s’enfoncèrent dans les terres et s’égarèrent à travers les dunes de sable et les étangs salés. Deux jours se passèrent sans que nous les revissions au camp. Nos alarmes furent grandes, et on se prépara à une excursion lointaine. Je demandai à en faire partie, et nous nous mîmes en route, le visage et les mains couverts d’une gaze assez épaisse pour nous garantir de l’ardente piqûre des mouches. Après avoir couru à l’est toute la journée et traversé deux étangs desséchés, nous fîmes halte la nuit au pied d’un plateau crayeux et au bord d’un étang qui nous sembla légèrement monter avec le flot. Nous allumâmes un grand feu et campâmes au milieu du désert, peut-être à quelques pas des sauvages.

À peine le jour nous eut-il éclairés, que mon ami Ferrand et moi allâmes de nouveau à la découverte, après avoir glissé nos noms dans une bouteille vide et de l’eau dans une autre, en indiquant sur un morceau de parchemin la route qu’il fallait tenir pour retrouver la baie. Quel ne fut pas notre effroi en apercevant à demi enterré sous le sable un pantalon que nous reconnûmes appartenir à Gaimard ! Mais comme la terre était tranquille autour de la dépouille et qu’elle ne portait aucune trace de sang, nous nous rassurâmes et poursuivîmes nos recherches.