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VOYAGE AUTOUR DU MONDE.

Je vis encore au bord d’un étang un trou d’une douzaine de pieds de profondeur, au fond duquel régnait un banc circulaire d’une hauteur de deux pieds. Qui a creusé ce trou ? à quel usage ? Toute raisonnable conjecture à ce sujet est impossible, et Péron ne peut pas dire vrai quand il avance que ces trous sont creusés par les sauvages pour se mettre à l’abri des eaux du ciel.

Las enfin de nos courses, épuisés par une chaleur dévorante, nous reprîmes le chemin du camp, où nous n’arrivâmes que le soir, bien heureux d’apprendre que Gaimard et Gabert s’y étaient traînés quelques heures avant nous, dans un état vraiment déplorable et sans avoir vu un seul sauvage.

Après une relâche lourde et accablante de dix-sept jours, nous levâmes l’ancre et fîmes voile vers les Moluques.

En quittant cette presqu’île de misère, nous abandonnâmes sur la plage, au profit des naturels, quelques douzaines de petits couteaux, quatre scies, trois haches et plusieurs lambeaux de toile à voile.

À leur retour, les sauvages, fiers de ces trophées, auront sans doute jeté leurs malédictions sur nos têtes. La tradition dira plus tard l’époque désastreuse de notre insolente agression et les Tacites et les Thucydides de la colonie transmettront enfin aux nations indignées les divers épisodes de cette sanglante épopée où nous jouâmes un si triste rôle. On lira dans leurs véridiques annales qu’une horde d’anthropophages est descendue un jour dans leurs domaines ; qu’après avoir essayé de soumettre un peuple inoffensif, ces mangeurs d’hommes se sont établis sur la grève pour y consommer d’épouvantables sacrifices humains, et que, vaincus par le climat et la colère des dieux, ils ont repris la mer en oubliant sur le rivage les armes et les instruments des supplices.

Ainsi, d’âge en âge, sont arrivées jusqu’à nous les histoires de toutes les nations de la terre.