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XV

TIMOR

Chasse aux crocodiles. — Malais. — Chinois.

C’eût été, sans contredit, une des études les plus curieuses de notre voyage que celle de ces hommes extraordinaires que nous venions d’entrevoir posés sur une terre marâtre, sous un ciel de glace et de plomb, seuls, sans armes, sans eau, et j’ajoute sans vivres, car il n’y a là rien d’assuré pour la nourriture. Pas une racine savoureuse, pas un fruit rafraîchissant, pas un quadrupède facile à atteindre. Eh bien ! nous en sommes réduits à de simples conjectures, ou, si vous le voulez, à de quasi-certitudes sur des faits généraux, mais sans notion aucune sur cette vie de détails si nécessaire à la dissection morale de l’homme. Ces êtres remuants sont donc heureux, puisque notre présence chez eux leur a causé tant d’effroi ? Mais ce bonheur qu’eux seuls peuvent sentir et apprécier, d’où leur vient-il, qui le leur donne ? Tout est mortel sur cette langue de terre appelée presqu’île Péron, et notre présence y était envisagée comme un présage destructeur. Serait-il donc vrai que ce fût aussi là une patrie !

Nous levâmes l’ancre et fîmes voile vers Timor, une des plus grandes îles jetées sur les océans. J’avais oublié de dire que, pendant notre relâche, un canot envoyé à la terre d’Endracht avait déshérité ce sol inculte de la plaque de plomb où se lisaient gravés la date de la découverte et le nom du navigateur qui avait voulu consacrer sa conquête ; cette plaque fut trouvée encore debout sur son poteau et rapportée à bord : stérile profanation, puisque le nom célèbre d’Endracht reste toujours attaché à ces îles de deuil qu’il a tracées avant tous sur les cartes nautiques.