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souvenirs d’un aveugle.

Jamais navigation plus paisible n’a été faite, même sous les zones tropicales ; nous étions doucement poussés, grand largue, par une brise fraiche et soutenue, et, pendant dix-sept jours que dura notre traversée jusqu’à Timor, les matelots, délassés et joyeux, n’eurent pas une seule voile à orienter. Petit et Marchais, dont je vous ai déjà dit la vie, jetèrent de la gaieté à pleins bords dans le cœur de tous leurs camarades.

Cependant à l’horizon toujours pur s’éleva une terre : c’était l’île Rottie, aux mamelons réguliers, couronnés d’une belle végétation : puis se déroula aux yeux la riante Simao, véritable jardin, où la nature a semé ses plus riches trésors, où de larges allées naturelles ont tant de régularité qu’on les dirait tracées par la main des hommes ; puis encore Kéra, lieu de délices, séjour de prédilection des riches habitants de Timor, qui viennent aux sèches saisons de l’année y chercher dans de gracieux et bizarres kiosques le repos et la brise de la mer.

Enfin Timor se leva, Timor la sauvage, la torréfiée, avec ses imposantes montagnes de deux mille mètres de hauteur ; Timor, où deux pavillons européens sont hissés sur deux villes rivales, peuplées d’êtres farouches, obéissant parce qu’ils ne veulent pas commander, mais toujours prêts à la révolte afin qu’on les apaise par des caresses.

Koupang se dessina bientôt avec son temple chinois, planant sur une hauteur à gauche de la ville, et le fort Concordia à droite, comme pour annoncer que si Dieu n’avait pas assez de sa puissance pour protéger la colonie, le canon était là pour lui venir en aide. Selon les meurs primitives des pays à soumettre, les conquérants frappent avec le glaive ou les images religieuses, et les martyrs succombent, et les esclaves courbent la tête, et ce qu’on nomme civilisation envahit le monde.

Nous mouillâmes à une demi-lieue de Koupang sur un excellent fond, abrités d’un côté par Sima et de l’autre par les sommets de Timor, où, au-dessus des nuages, la végétation n’a rien perdu de ses belles couleurs.

La rade est sûre, large ; les flots toujours tempérés ; mais là aussi un nombre immense de crocodiles ont établi leur empire et vont chaque matin sécher leurs dures écailles au soleil ardent de la plage, sur laquelle ils font leurs repas des imprudents qui oublient un voisinage si dangereux.

Le fort Concordia, ai-je dit, est bâti sur une hauteur ; cette hauteur est un roc de difficile accès. M. Thilmann, secrétaire du gouvernement, nous avait assuré que, bien souvent, la nuit, les crocodiles assoupis s’y reposaient de leurs courses gloutonnes, et pouvaient être tués par des balles bien dirigées. Armé d’un excellent fusil et suivi de mon ami Bérard et d’un matelot, je m’y rendais souvent pour tâcher d’atteindre quelqu’un de ces amphibies ; mais deux fois seulement un crocodile poussa sa hideuse tête sur le roc et se retira comme s’il prévoyait le danger qui le menaçait. Lassé enfin de tant d’infructueuses courses, je demandai à M. Thilmann s’il ne pouvait pas m’indiquer un lieu où il me fut aisé de