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VOYAGE AUTOUR DU MONDE.

voir de près ces tyrans redoutables. — Allez à Boni, me dit-il, puisque vous êtes si curieux, et je vous réponds que vous serez satisfait. La partie fut fixée au lendemain ; le grand canot du bord fit voile pour Boni. Nous étions neuf hommes bien armés, et nous avions pour guide un Malais, qui se fit fort de ne pas nous laisser revenir à bord sans nous avoir donné pleine satisfaction.

Boni est à trois lieues de Koupang : c’est une plage sablonneuse, solitaire, de quatre cents pas de largeur, et bordée par de belles plantations de cocotiers et de tamariniers. La brise nous poussa par petites bouffées ; mais enfin nous arrivâmes sans que la présence importune d’un seul crocodile autour de l’embarcation nous contraignit à faire usage des haches dont nous nous étions prudemment armés. Nous n’avions plus qu’un trajet d’une trentaine de toises à parcourir, quand le Malais, attentif, se leva, et nous montrant du doigt un corps noir étendu sur le sable :

Kaillou-méra, kaillou-méra, nous dit-il.

Nous savions la signification de ce mot, et nous rebroussâmes chemin, afin que le bruissement des avirons ne réveillât pas l’amphibie. Nous prîmes terre, et armés de bons fusils dans lesquels chacun de nous avait glissé deux balles, nous marchâmes accroupis vers la bête monstrueuse, cachés par un monticule de sable.

Arrivés à quinze pas environ, nous fîmes halte. Bérard, le plus adroit tireur, devait viser à la tête, un autre au cou, un troisième un peu plus bas, ainsi de suite, et les quatre derniers au milieu du corps. Il nous paraissait impossible que le monstre nous échappât, et peu s’en fallut que nous ne chantassions notre triomphe avant l’attaque. Nos cœurs battaient de plaisir plus que de crainte ; chacun se disposait à dire comme dans Cendrillon : « C’est moi qui ai tué la bête, » et nous délibérions en nous-mêmes sur le meilleur moyen d’emporter la lourde carcasse à bord. Quinze à dix-huit balles sur un ennemi dans le sommeil ! la victoire ne pouvait être douteuse. Nous nous levons en même temps ; Bérard compte à voix basse : une, deux, trois ! tous les coups partent, la détonation est portée au loin par les échos.

Le crocodile se réveille, tourne tranquillement la tête à droite et à gauche, sans doute pour voir l’importun qui venait de troubler son repos, et s’en va doucement dans les flots, comme si l’on avait éternué à ses côtés.

Je ne vous dirai pas la triste figure que nous faisions ; à peine osions-nous nous regarder en face, et pourtant nous nous vantions sans pudeur d’avoir parfaitement visé. Celui dont le fusil avait raté fut le seul coupable : il aurait tué le monstre.

La place marquée par le crocodile sur le sable occupait une longueur de vingt-deux pieds. L’insolent ne voulut pas nous permettre de constater sa taille d’une façon plus précise. Cependant nous tenions à réparer