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souvenirs d’un aveugle.

notre échec, et le Malais nous indiquant du doigt une petite crique où nous devions trouver de nouveaux ennemis, nous poursuivîmes notre route.

Comme la chaleur était accablante et que pour arriver à l’endroit désigné nous avions à faire un grand circuit, nous résolûmes, afin d’abréger le trajet, de nous hasarder dans un petit marais d’un demi-quart de lieue de largeur, en faisant la chaîne à l’aide de nos fusils, au bout desquels nous tenions notre baïonnette : c’était téméraire sans doute ; mais à quoi ne s’expose-t-on pas de gaieté de cœur pour fraterniser plus vite avec les crocodiles, et surtout pour éviter les rayons verticaux d’un soleil de plomb ! Hugues, mon domestique, un des valets les plus stupides que le ciel ait créés pour le tourment des maîtres ; Hugues, parti de Toulon dans un jour de délire avec son frère, plus sot que lui, mais un peu moins bête, pour aller s’établir à Bourbon ; Hugues, dis-je, ouvrait la marche en tremblant de tous ses membres, et nous le suivions hardiment sans que notre courage parvint à le rassurer ; il faisait un effort d’héroïsme qu’il comprenait à peine et dont il ne se sera sans doute jamais vanté, car le brave, le pauvre et fidèle garçon était le type le plus pur de l’idiotisme avec une dose d’orgueil tout à fait bouffonne. Permettez-moi une petite digression.

Hugues et son frère, étaient, je crois, des environs de Toulon, et avaient quitté leur beau pays pour aller se faire instituteurs dans l’Inde, à l’Île-de-France, à Bourbon, ou à Calcutta. Pauvres et délaissés, étroitement unis, ils s’embarquèrent sur un trois-mâts bien doublé, et les voilà, cosmopolites philosophes, ardents propagateurs des lettres, eux qui savaient à peine épeler dans un grand livre, voguant sur l’Atlantique. Cependant, comme les frais des traversées pouvaient absorber presque toutes leurs ressources, ils imaginèrent un petit stratagème qui devait, à leur débarquement, les indemniser, du moins en partie, de leurs dépenses forcées. Professeurs et spéculateurs à la fois, ils avaient essayé une petite pacotille, et, le collège leur manquant, ils étaient décidés à parcourir le monde en colporteurs, et à publier au retour l’histoire véritable de leur longue et douloureuse odyssée. Mais voyez si tout commerce est lucratif et si les plus sages prévisions des hommes en arrêtent les ruineux caprices ! Les Hugues, je vous l’ai dit, se rendaient dans les pays les plus chauds de la terre, aux Indes orientales, sous le tropique. Eh bien ! devinez ce qu’ils avaient imaginé ? Devinez de quoi se composait leur pacotille ? Je vous le donne en mille, en un million : les Hugues apportaient des foulards de l’Inde à Calcutta, huit petits bustes de Charlotte Corday et quatre douzaines de patins à Bourbon ! Des patins ! des patins sous un ciel de feu !… Ô mes bons amis Hugues, ô mes dévoués serviteurs, vous avez bien souffert sur cette terre d’épreuves ; mais croyez-en l’Évangile, les portes du ciel vous sont ouvertes à deux battants.