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voyage autour du monde.

Je reviens à l’autre bête. Hugues le cadet est à peine au milieu de la mare, qu’il pousse un cri lugubre et dit : — Crocodiles !… je suis mort !… Et le voilà barbotant dans la fange.

Qu’eussiez-vous fait à notre place ? dites-le-moi ; mais point de vanterie… Vous auriez fait ce que nous fîmes tous. Surpris par ce cri d’effroi, nous laissâmes l’infortuné Hugues se tirer d’affaire comme il pourrait ; et, jouant des mains et des pieds avec une vitesse inaccoutumée, nous regagnâmes notre première station. Toutefois, étonné de se sentir si longtemps intact, mon domestique se redressa, plongea le bras dans l’eau et arracha du sol une racine parasite qui lui avait mordu le talon et le tenait encore emprisonné. Pâle, mais heureux, il arriva près de nous, et sans égard pour son maître, je crois qu’il l’appela poltron, cependant assez à voix basse pour n’être pas entendu. C’est la première et la seule fois de sa vie qu’il avait montré quelque logique.

Quand tout le monde a été lâche, tout le monde a été brave. L’armée de héros reprit son train de conquêtes et attaqua inutilement un autre crocodile beaucoup plus petit que le premier ; mais cette fois du moins elle eut pour excuse l’énorme distance qui nous séparait.

Le lendemain de notre course à Boni, course si flatteuse pour notre vanité, j’eus un tout autre courage, ma foi ; celui d’avouer à M. Thilmann notre frayeur et notre maladresse.

— Vous avez tort, me répondit-il ; vous avez été brave en essayant le passage de cette lagune où souvent les crocodiles vont se divertir ; et quant à votre maladresse, il n’est pas probable que toutes vos balles aient frappé à côté du monstre. Quelques-unes auront atteint les écailles et glissé dessus comme sur une table de fer. Si les Malais n’avaient que des fusils à opposer aux crocodiles, ils les regarderaient encore comme les dieux tout-puissants de ces contrées, où comme les gardiens fidèles des âmes de leurs premiers rajahs ; mais la superstition qui leur faisait respecter ces hôtes dangereux n’a plus de force que sur certaines parties de la côte, habitées par des hommes féroces fuyant toute civilisations. À Koupang, lorsqu’un crocodile remonte la rivière et vient chercher pâture jusque dans les habitations, il y a lutte ardente entre lui et les Malais, et rarement le redoutable amphibie regagne son domaine de prédilection. Souvent même, lorsqu’un navire mouille dans notre rade et veut emporter la carcasse d’un de ces monstrueux animaux, j’ordonne une expédition à Boni, et l’on ne revient jamais à Koupang sans le cadavre d’un ennemi.

— Si je l’osais, dis-je à M. Thilmann, je vous demanderais quelques renseignements sur cette façon de combattre les crocodiles ; ce doit être un spectacle bien curieux et bien terrible à la fois !

— Oh ! qu’à cela ne tienne, me répondit-il ; nous allons prendre le thé ; je vous communiquerai les détails que vous me demandez, en présence de ma femme, qui me les fait raconter deux fois par semaine afin de se