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souvenirs d’un aveugle.

donner assez de courage pour être témoin, avant son départ de la colonie, d’un de ces combats où la vie de tant d’hommes est en jeu. — Vous avez dû remarquer, poursuivit M. Thilmann, que dès qu’une idée superstitieuse a frappé un peuple, il en reste toujours quelque levain, alors même que la raison en a montré tout le ridicule. Les Malais ont longtemps adoré les crocodiles, et, de nos jours encore, un sentiment de frayeur religieuse se glisse dans leurs âmes, même au moment où ils préparent une expédition contre ces redoutables amphibies. Ce n’est que lorsqu’ils se trouvent en présence de leur ennemi ou que leur intérêt personnel les y oblige, qu’ils le combattent, et redeviennent ce qu’ils sont, c’est-à-dire forts, audacieux, pleins d’adresse, indomptables.

Ils choisissent pour la lutte un endroit sec, égal, ouvert, où cependant par intervalles ils échelonnent quelques troncs d’arbres ; puis ils se tiennent à l’écart, loin du rivage, cachés et silencieux. Sitôt que l’amphibie sort de la mer, les Malais s’éloignent doucement à quatre pattes, pour se rapprocher et l’attaquer plus tard en flanc, à l’aide de leurs crics et de leurs flèches empoisonnées. Un seul d’entre eux demeure isolé au centre du champ de bataille, pousse alors de sa voix, qu’il cherche à rendre flûtée, un gémissement douloureux, pareil à celui d’un enfant qui pleure. Le crocodile écoute d’abord attentif, et ne tarde pas à se diriger vers une proie qu’il croit facile. Le Malais, presque caché par le tronc d’arbre qu’il a choisi, se traîne sur le ventre jusqu’à une seconde station, tandis que ses compagnons se rapprochent et rétrécissent le cercle. Le cri plaintif recommence et le crocodile s’éloigne de plus en plus du rivage. Arrivé au dernier tronc d’arbre, le Malais agite sous ses pieds un tas de feuilles sèches, dont le frôlement empêche le crocodile d’entendre le bruit des pas de ceux qui le pressent déjà par derrière, et c’est au moment où la bête féroce se prépare à s’élancer sur sa victime, qu’un de ses ennemis se précipite sur son corps presque à califourchon. Le monstre ouvre la gueule ; une énorme barre de fer y pénètre comme un frein, et tandis que cavalier et monture luttent avec ardeur, les autres Malais accourent, frappent l’amphibie de leurs armes empoisonnées et ne lui laissent guère le temps d’atteindre le rivage.

J’écoutais sans trop de confiance le récit de M. Thilmann ; mais enfin :

— Avez-vous assisté à une de ces luttes ? lui dis-je avec un air de doute que je ne pus déguiser.

— J’y ai assisté trois fois.

— Et vous avez vu, bien vu ce que vous me racontez ?

— Si vous êtes encore ici quand nos meilleurs soldats reviendront de l’intérieur de l’île, vous pourrez vous procurer un plaisir pareil à celui que vous semblez si fort désirer.

— Plaise au ciel que ce soit bientôt !

La guerre intérieure se prolongea, et je n’offre pour garantie du récit