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souvenirs d’un aveugle.

et de noix d’arec saupoudrée de chaux vive, le défigure de la manière la plus dégoûtante. En effet, cette chique lui brûle la bouche, le force à saliver constamment, et cette salive n’est autre chose qu’une mousse onctueuse, rouge comme du sang. Cela fait mal à voir ; cela vous donne des nausées.

Son costume est admirable ; il se coiffe parfois à l’aide d’un chapeau tantôt long ou pointu, tantôt carré ou triangulaire, mais toujours d’une forme bizarre, artistement tressée avec la feuille souple du vacoi ou de quelque autre palmiste. Ce sont des colliers de feuilles, de fruits ou de pierres au cou, des bracelets aux poignets. Un manteau jeté sur ses épaules et toujours drapé comme si un peintre de goût en eût étudié les plis ; une autre pièce d’étoffe fabriquée comme la première dans le pays, est nouée aux flancs, et descend négligemment sur la cuisse et au-dessous du genou. Ajoutez à cela un air martial, des poses toujours graves et menaçantes, un énorme fusil sur l’épaule, le cric bizarre et redoutable où flottent encore à la poignée triangulaire des touffes de crins ou de cheveux des victimes égorgées, et vous accepterez tout ce qu’on vous dira de surnaturel de ces hommes de fer, moitié civilisés, moitié sauvages, dont la première passion est la vengeance.

Hier un enfant de quatorze ans, esclave d’un chef de second ordre, fut aperçu sur le rivage, guettant sans doute le moment favorable pour quelque acte de rapine. Un Malais l’aperçoit, court à lui, l’atteint, et, comme dans la lutte qui s’ensuivit, l’esclave allait s’échapper, il s’arme de son cric, l’en frappe profondément et laisse l’arme dans la blessure ; l’enfant, sans pousser un soupir, l’arrache et la plonge tout entière dans le sein de son ennemi, qui tombe et meurt. Loin de fuir, le meurtrier contemple d’un œil tranquille les derniers soupirs de sa victime, et se laisse enfin conduire chez M. Thilmann, à qui il raconte d’un air froid les détails de cette sanglante affaire.

— Que deviendra ce jeune garçon ? dis-je au gouverneur par intérim.

— S’il ne meurt pas, me répondit-il, je l’enverrai à Java où il sera pendu ; nous n’osons pas ici exécuter une seule sentence de mort.

Un jour que je sortais de chez M. Thilmann, enchanté de ses politesses : — Venez, me dit-il, je veux vous montrer un homme fort curieux, un sauteur comme vous n’en avez jamais vu en Europe ; c’est un jeune Indou, déserteur d’un navire hollandais venant de Calcutta, et qui fit échelle à Timor il y a un an à peu près. Il allait promener son adresse dans toutes les capitales européennes, lorsque l’amour de son ciel tropical le saisit à la gorge et l’empêcha de poursuivre sa route.

Nous allâmes, Dubaut et moi, visiter ce phénomène. Il se tenait assis sur un siège de bambou, et devant lui était une planche solide de douze à quinze pieds carrés dans laquelle étaient fixés d’énormes clous très-aigus,