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souvenirs d’un aveugle.

J’étais dans l’admiration et dans la stupeur à la fois ; je tremblais qua ce malheureux ne fut victime de son incroyable audace, et cependant je n’osais dire un mot, de crainte de le troubler dans ses évolutions. Après cinq minutes de sauts en avant, en arrière, par côté, l’Indou pousse un grand cri et se sauve hors l’arène, essoufflé, suant à grosses gouttes.

J’étais pâle, émerveillé, dans l’enthousiasme d’un jeu si sanglant et si frivole à la fois. Je proposai au jeune Indou de le conduire en Europe : sa fortune eût été bientôt faite ; il parut accepter ; mais le lendemain, M. Thilmann m’apprit qu’il s’était sauvé dans l’intérieur de l’île, de peur que je ne voulusse l’emmener de force.

La ville est divisée en deux parties à peu près égales par une espèce de rue assez large, bordée de vacois et de tamariniers. Ici sont les Malais dans des cases recouvertes de feuilles de cocotiers, et dont les murs très-serrés sont façonnés à l’aide d’arêtes de palmistes étroitement liées entre elles. Il n’y a dans ces maisons presque aucun meuble ; les Malais ne couchent que sur des nattes.

Le quartier des Chinois est le plus opulent ; un de nos riches magasins de chrysocale de second ordre a plus de prix que toutes les prétendues richesses entassées sur les comptoirs. Vous ne pouvez vous faire une idée de la fourberie de ces misérables brocanteurs patentés, assez adroits pour s’établir en maîtres partout où ils trouvent des niais à dévaliser. Lâches et fripons, ils reçoivent les corrections qu’on leur inflige avec une sorte de soumission qui fait l’éloge de leur mansuétude ; mais ne vous laissez pas prendre à leur feinte humilité, car le pardon qu’ils implorent maintenant à deux genoux est une ruse nouvelle à l’aide de laquelle ils surprendront tout à l’heure votre bonne foi. Leur adresse à voler est inconcevable, et nos escrocs de premier mérite ne sont que des écoliers auprès d’eux. Cinq ou six Chinois vous entourent, vous montrent quelques-unes de ces bagatelles qu’ils façonnent avec tant de patience et de délicatesse ; vous leur présentez à votre tour les objets que vous voulez troquer ; et tandis que celui à qui vous parlez les examine avec attention, un autre vient vous frapper sur l’épaule et vous proposer un nouveau marché. Si vous tournez la tête un seul instant de son côté, votre marchandise est perdue. Bague, épingle, bouton ou dé est à peine tombé qu’il est saisi par les doigts du pied de votre voisin ; il passe sans que vous vous en aperceviez à un pied plus éloigné, et va enfin loin de vous se cacher sous une pierre ou sous une touffe épaisse de gazon. Après cela, frappez fort sur une joue ou sur une épaule : qu’importe au Chinois ? il ne garde aucune rancune de semblables privautés. Quant à moi, qu’ils ont si lâchement et si souvent trompé, sans doute parce que je leur témoignais une confiance sans bornes, je vous assure que je ne suis pas en reste avec eux, et que je leur ai bien des fois appris ce que pesait une main européenne poussée par un besoin de correction.