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souvenirs d’un aveugle.

— Pourquoi dormiez-vous ? lui dit enfin celle-ci, pourquoi négligiez-vous les soins du ménage ?

— Je ne dormais pas, s’écria la fille ; et dans le même instant elle se leva en tenant ses deux frères dans ses bras et son père entre les dents.

J’ai traduit mot pour mot, mais je soupçonne fort la bonne foi du théologien magot, quoique la figurine du maître-autel, parée de tous ses accessoires, semble appuyer son stupide et burlesque récit.

Ce n’est qu’à la dérobée et caché dans l’ombre que j’ai pu être témoin, en dehors du temple, d’une cérémonie religieuse à minuit. La lune était dans son plein, car c’est à cette époque seulement que les Chinois font leur prière solennelle. À onze heures le tam-tam vibra, frappé par un enfant ; à onze heures et demie la chapelle se trouva envahie, et chaque nouvel arrivé se plaça debout le long des murailles, les deux mains fermées à la hauteur de la tête et l’index seul allongé. L’un d’eux, vieux et légèrement barbu, après un moment de repos, s’accroupit sur une estrade aux pieds de la fille aux poissons, et hurla à haute voix, en agitant sa tête à droite et à gauche avec assez de rapidité, comme si elle était mise en mouvement par une fièvre violente. Le sermon dura vingt minutes pendant lesquelles nul des fidèles ne bougea ; mais enfin une monotone psalmodie retentit ; toutes les têtes remuèrent, toutes les langues articulèrent des sons saccadés et sur la même note ; on frappa du pied sans cadence, on tourna sur ses talons, tout cela sans rire, mais sans émotion, comme une leçon qu’on récite, et à minuit et demi tout fut dit et fait. Décidément j’aime mieux la Chéga de l’Île-de-France. Un violent coup de tam-tam imposa silence à l’assemblée, et le souverain maître de toutes choses venait de recevoir l’hommage de reconnaissance et de respect que chaque peuple lui adresse dans son amour.

N’est-ce pas qu’il est sage de ne pas méditer sur les diverses religions du globe et de les respecter, même dans ce qu’elles ont de bouffon et de ridicule ?

Je retrouverai encore les Chinois à Diely, car on peut leur appliquer ce mot d’Henri IV sur les Gascons : « Semez-en sur vos terres incultes ; ils prennent partout. » Henri IV faisait une épigramme ; mais ces paroles seraient pleine justice rendue aux Chinois, qui se logent partout en dominateurs. Sur les côtes et dans l’intérieur de leur insolente mère-patrie, nos navires et nos explorateurs trouvent des limites qu’ils ne peuvent franchir ; notre pavillon est méprisé, nos matelots à terre massacrés, nos pieux missionnaires mis à la torture, et cependant la Chine n’en est pas moins le plus vaste, le plus paisible empire du monde et la plus respectée des nations.