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voyage autour du monde.

N’y a-t-il pas dans ce respect des Chinois pour les restes des morts un motif de pardon pour toutes les iniquités de leur vie de friponnerie et de paresse ?

Tous les tombeaux chinois n’ont ni la même majesté, ni le même grandiose, ni la même richesse de détails ; mais tous, jusqu’aux plus mesquins, ont cela de remarquable, que chaque jour de généreuses offrandes viennent les décorer, et que les crevasses et les dégâts occasionnés par les outrages du temps sont à l’instant réparés avec une inquiète et pieuse sollicitude ; en sorte qu’il est vrai de dire que, chez ce peuple si bizarre dans ses goûts et dans ses mœurs, on pense d’autant plus à ses amis ou à ses parents qu’il y a plus longtemps qu’on les a perdus.

C’est surtout au lever du soleil que les Chinois vont prier à leur cimetière, c’est-à-dire aux plus belles heures de la journée. Est-ce que la chaleur ardente du jour étoufferait la piété dans leur âme ? Est-ce qu’ils feraient à la fois de leur hommage de respect et d’adoration un délassement et une affaire de conscience ? Je ne sais, mais, en vérité, il en coûte trop à ma sincérité de narrateur de juger favorablement ceux dont j’ai si attentivement étudié la vie parasite, pour que je ne leur garde pas une sorte de rancune de cette piété dont je viens de vous parler et qui me semble un véritable contre-sens. Ô jaunes et fidèles sujets de Tao-kou-ang ? je crains bien de n’avoir à louer chez vous aucun sentiment de noblesse ou de générosité ! Vous êtes trop régulièrement avides et fripons avec les vivants pour que les morts aient le pouvoir de changer votre âme.

Cependant il faut achever. Je suivis un jour deux Chinois qui se rendaient au cimetière ; en route, ils parlaient avec une extrême volubilité, et, contre leur usage, leurs gestes étaient rapides et multipliés. Arrivés en présence du champ de deuil, ils se turent, ralentirent leur marche et s’arrêtèrent ensuite dos à dos comme pour se recueillir ; puis, côte à côte et d’un pas grave, ils s’avancèrent vers une tombe de moyenne grandeur, au bord de laquelle ils s’agenouillèrent pour prier. Ils restèrent un quart d’heure au moins dans cette humble posture, et, après s’être regardés de nouveau, ils se levèrent et allèrent, l’un derrière l’autre, baiser avec respect la pierre tumulaire. Cela fait, ils se regardèrent une troisième fois, frappèrent du pied en cadence, agitèrent convulsivement à droite et à gauche, et de haut en bas, leur tête chauve, et reprirent le chemin de la ville. Je les saluai en passant auprès d’eux ; ils me rendirent froidement ma politesse, et semblèrent craindre que je n’eusse assisté à leur prière quotidienne.

Ce cimetière chinois, fort curieux et très-bien tenu, est situé sur une colline au sud de Koupang ; et, à vrai dire, ces tombeaux sont les seuls édifices remarquables de toute l’île.

Les Malais n’ont pas de cimetière ; les cadavres sont portés tantôt dans