Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/292

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
234
SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

vous porte, le vent qui vous pousse, la zone qui suit, celle que vous venez visiter, le navire qui frémit, les étoiles qui glissent remplacées à l’horizon par de nouvelles étoiles. Et tout cela sans fatigue, souvent sans cahot, presque sans mouvement. Si les fleuves sont des routes qui marchent, qu’est-ce donc que la mer ?

Vous vous levez ; et lorsque la voix du matelot qui chante la bouline vous dit que, naviguant au plus près, le sillage sera lent et pénible, placez-vous sur un porte-haubans avec un solide ceinturon aux reins, un filet à la main, un de ces filets à papillons emmanché à un roseau docile : l’œil sur le flot qui passe, vous attendez et saisissez quelques-uns de ces mollusques si curieux, si variés et dans lesquels la vie circule sans que vous sachiez où est la tête, où est le cœur ; sans que vous trouviez son sang, ses poumons, ses artères ; sans être même bien certain, après une étude sérieuse, si c’est un poisson, une fleur, un arbuste, une grappe ou une racine dont vous venez de faire la conquête. Il est là dans un vase ; il a quitté son élément, il fallait une mer à son ambition voyageuse, et vous lui donnez à peine quelques gouttes d’eau ; il change, il se décolore, il vieillit, il cesse de se mouvoir, il meurt. Cela avait une âme, cela sentait la douleur. Hélas ! avec une âme pouvait-il en être autrement ?

Reprenez votre place, le matin commence à peine. Voilà le soleil qui se lève, il est au-dessus des flots et vous ne le voyez pas encore ; c’est que son rayon si paresseux ne parcourt guère que quatre-vingt mille lieues par seconde… Ô immensité !

Quel magique tableau ! Mais, ô prodige ! vous êtes bien sûr de naviguer au sein d’une mer sans rochers, sans récifs, sans nulle terre ; et pourtant là bas, à la place même que vous venez de quitter, se dressent de hautes et solides murailles avec leurs bastions, leurs créneaux, leurs tours ; là aussi des monts gigantesques, des forêts immenses, des armées qui vont se combattre ; vous êtes dans l’attente du redoutable choc des boucliers, des glaives et des cuirasses : vous faites un pas de plus… tout s’efface, tout disparaît ; les villes s’engloutissent, les forêts plongent leurs têtes chevelues dans les flots, les innombrables armées s’anéantissent comme sous la main puissante de Dieu… Le mirage a cessé[1].

Je ne traduis pas le phénomène, je le signale ; le tableau viendra plus tard, isolé, complet ; j’en ai tant d’autres à faire passer sous vos yeux !

Le vent est devenu plus favorable, il souffle largue maintenant ; le matelot siffle, fume et se promène plus joyeux. Il suit les phases du temps, lui ; son humeur est celle du jour ; paisible avec le calme, bruyant avec la bourrasque. Pauvre matelot qui n’a rien qui lui appartienne, ni ses joies, ni ses douleurs ! Allez, allez visiter le gaillard d’avant ; faites-vous une affec-

  1. Voyez les notes de la fin du volume.