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voyage autour du monde.

tion privilégiée sur chaque navire ; prenez avec vous un Petit, un Marchais, et jetez du bonheur dans leur âme toute dévouée. Les heures passent vite à côté de la reconnaissance qui vous sourit.

Voici le quart. La pitance est distribuée. Visitez le pont, la batterie : moins il y a de viande sur la planche, plus il y a de quolibets à l’air ; plus il y a d’insectes au biscuit, moins il y a de répugnance à l’engloutir. Le premier service, le second, le troisième, c’est un morceau de lard salé découpé en tranches à peu près égales par le plus ancien de l’escouade… Puis vient une goutte de vin pour assaisonner ce large repas, puis plus tard un petit verre d’eau-de-vie qui chatouille à peine ces palais de bitume… Puis encore le matelot chante, va et vient, jure, grimpe au haut des mâts, se perche à l’extrémité des vergues, reçoit sur ses épaules les ondées salées de la mer, les grains rapides du ciel ; se couche dans ses vêtements trempés et se lève le lendemain pour recommencer cette heureuse existence jusqu’à une vieillesse de misère et d’abandon. Oh ! tendez la main au matelot que vous trouvez sur la route, car cet homme-là a bien souffert, et souffert courageusement.

En deçà du grand mât, sur le gaillard d’arrière, se promène l’état-major. Il est question ici de choses qui occupent l’esprit, qui exercent l’intelligence ; mais ne croyez pas qu’ils s’absorbent assez pour ne point laisser de place à de plus doux passe-temps. En mer, le travail de tête c’est presque le repos ; les observations nautiques ou astronomiques ont dans leur périodicité une sorte de monotonie telle qu’on les fait sans efforts, machinalement. On monte un cercle répétiteur, on tient en main, une montre marine, on prend hauteur.

— Commandant, voilà mon point ; la dérive est de tant. Le loch a donné cela ; nous sommes là ; il y a de l’eau devant nous ; dans quinze jours, avec la même brise, nous verrons la terre ; laissez courir…

Mais le passé, il faut bien en parler aussi pendant qu’on cherche à régler l’avenir.

— Oh ! si j’étais maintenant en Europe ! sur mes belles montagnes des Pyrénées !

— Et moi, dans mes riches plaines de la Beauce !

— Et moi, à Paris, au centre des beaux-arts !

— Et moi, dans mon petit bourg, auprès de ma vieille mère ! Que fait-elle en ce moment ? Le diamètre de la terre m’en sépare. Et si le vent fait crier ses volets mal assujettis, elle se réveille et prie pour son fils que la tempête va engloutir. Toute tendresse est craintive ; jugez de la tendresse maternelle !

— As-tu vu Talma ?

— As-tu entendu mademoiselle Mars ?

— Avez-vous admiré la dernière statue colossale de David ?

— Et Gudin ! et Isabey ! oh ! s’ils étaient ici avec nous !