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voyage autour du monde.

la tortue qui veut arriver à coup sûr. Encore deux pas et il atteint le but… Une lame sourde frappe le bord, l’équilibriste est renversé, et les vainqueurs prendront du thé ou du café gratis ; car chacun a fait sa petite provision pour les besoins des longues traversées.

Et quand ces jeux et ces causeries toutes du cœur, sans fiel, sans amertume, ont eu lieu ; quand ces repas sans vivres ont occupé les moments, on se recueille parfois dans de graves méditations, on devient historien, géographe ou philosophe par circonstance ; on compare les climats aux climats, les hommes aux hommes ; on se jette en plein dans la morale ; on commente les œuvres infinies du Dieu infini, on s’enferme pieusement dans sa cabine : la plume court, la poitrine se gonfle, les artères battent plus vite ; on s’incline devant la majesté du monde, et l’on croit au grand principe de toutes choses en présence duquel on est sans cesse.

La nuit vous surprend au milieu de vos rêves, de vos systèmes, de vos utopies ; vous confiez vos membres assoupis au cadre ondoyant ou au moelleux hamac, et l’on clôt la paupière avec de suaves pensées d’amour et de reconnaissance.

Mais le jour suivant se lève brillant et doré. Soyez tranquille, il n’y aura point de similitude entre vos plaisirs de ce matin et ceux de la veille. Les richesses de la navigation sont loin d’être épuisées, et les mines du Potose n’ont point de filons aussi riches que ceux qui nous restent à exploiter.

Il y a du vent dans les toiles tendues ; il n’est pas au plus près, il vient de l’arrière, tout lui est livré au grand mât ; bonnettes hautes et basses, tribord et babord, le navire tangue et l’espace est envahi en soubresauts vingt fois plus rudes et plus fatigants que les lourds et monotones roulis.

— À moi, Barthe ! voici des dorades ! Vois comme elles sont éclatantes, comme elles sont heureuses ! Soyons plus heureux qu’elles. Une fouine ! et mords ces dos élastiques aux écailles si riches.

— À moi, Astier ! À moi, Vial aux bras vigoureux, la force de taureau ! Retenez d’abord Marchais qui veut les saisir en se jetant à l’eau ! Retenez Petit, qui provoque Marchais afin de le suivre dans l’abîme.

Les dorades joyeuses se mêlent aux bonites et nous escortent en nombreuses familles ; il faut que tout le banc disparaisse, car l’équipage a faim et le poisson frais est là ; il est si délicat ! le matelot l’assaisonne si bien ! Comme elles frétillent, les coquettes ! comme elles se pavanent ! comme elles se font belles ! Attendez, attendez !

Vial, Astier. Barthe, le pied solidement appuyé au porte-haubans, mais le corps penché sur les flots, sont là, le bras levé, le fer tridenté à la main. Qu’une imprudente dorade rase la surface de la vague ! la voilà, le trait part, il siffle, bruit, frétille avec sa proie ; le filin se développe en liberté, reprend bientôt sa roideur ; on love la manœuvre sur le porte-haubans ; le poisson captif est jeté sur le pont, il ouvre sa bouche hale-