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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

tante et la ferme en saccades précipitées, il l’ouvre encore pour ressaisir son élément perdu ; ses mouvements deviennent frénétiques, ses couleurs se ternissent, son œil se vitrifie ; il est immobile, mort. Et l’équipage enchanté s’écrie : Allons, courage ! il y aura orgie dans la batterie et sur le pont.

Avec des pointeurs comme ceux que je viens de vous nommer, un banc de dorades ou de bonites est bientôt décimé, et si une chose doit surprendre dans cette guerre sans périls pour le vainqueur, c’est que le vaincu ne quitte jamais le champ du carnage, c’est qu’il n’ait pas même le sentiment du danger qui le menace.

Vous croyez peut-être que tout est joie dans ces triomphes sans gloire ? Eh bien ! non, et quand un bord possède un matelot de la trempe de Petit, la scène peut changer d’aspect et le tableau s’assombrir. Une troisième dorade mal fouinée par Astier venait d’être jetée en deçà du bastingage, lorsque mon matelot favori accourt à elle, s’accroupit à ses côtés, et, au milieu de son agonie, lui adresse piteusement la parole :

« Pauvre novice, lui disait-il, tu étais jeune, fringante, gentille ; eh bien tu y passes comme les autres, tu viens d’avaler la gaffe, tu as fait peter ton lof ; tu étais toute d’or comme un double louis, te voilà toute grise comme si tu avais bu trente-six carafons d’eau-de-vie ; tu étais frétillante, et te voilà sans mouvement ; tu te racornis, tu souffres, tu râles, tu vas être dorlotée tout à l’heure sur un hamac de fer, sur un bon brasier où tu jauniras comme du safran en compagnie de tes bèta de sœurs ; et moi qui te parle, moi qui dis ton in manus, je ne serai peut-être pas si heureux ; on me f… à l’eau dans un morceau de toile avec un boulet au pied ; si l’on m’aime bien on y en mettra deux, et voilà tout.

« Je serai là seul, loin de vieux père, loin de vieille mère, sans mon brave Marchais, sans ce bon M. Jacques qui m’a soûlé tant de fois, et un requin m’avalera comme je t’avalerai, moi, ce soir… Eh bien ! non, mille sabords ! j’ai pris ma résolution, quand vieux père et vieille mère demanderont où je suis, on pourra leur dire : gobé par un requin ; mais, sacré bordage, par l’âme de Marchais, on ne dira pas que j’ai mangé une dorade qui m’a regardé en pleurant !  !  ! J’aimerais mieux avaler ma langue, j’aimerais cent fois mieux être plus laid que je ne suis, si c’est possible ! »

Quel cœur que celui de mon excellent matelot !

Dès que le soir fut venu, j’allai à la table de Petit.

— Tu ne manges pas, mon brave ?

-Non.

— Pourquoi ?

— C’est fini.

— Tu es malade ?

— D’une indigestion.