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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

de son regard de feu, se précipitant comme un plomb sur le poisson qui frétille à la surface, et remontant victorieux avec sa proie au bec !

Et surtout le gigantesque albatros, ce roi de l’immensité, dont l’aile infatigable et robuste défie l’ouragan qu’il va chercher aux glaces polaires !

Tout cela n’a-t-il donc rien qui vous frappe, qui vous réveille, et vous pousse, aventureux, vers de lointains climats !

En vérité, c’est une honte !

Mais le vent calmit, comme ils disent tous, les bonnettes sont amenées, les bouts-dehors rentrés. Cargue la grand’voile ! et le navire, presque sans sillage, semble se reposer de sa course rapide. La chaleur est étouffante ; le soleil des tropiques nous envoie ses rayons verticaux, et les tentes dressées sur le pont sont impuissantes à nous abriter. À l’eau une voile ! En un clin d’œil l’opération est achevée ; et dans cette sorte de bassin improvisé, on se baigne sans trop de crainte au milieu d’un océan dont les immenses profondeurs épouvantent la pensée. Les quatre coins de la voile se relèvent le long du bord, et, formant un berceau, semblent une égide suffisante contre les piqures assez dangereuses de certains habitants des eaux et surtout contre le dangereux requin qui ne sort jamais ou presque jamais de son élément. De tous côtés, d’ailleurs, les spectateurs accoudés plongent leur regards sur les eaux environnantes, prêts à signaler le danger. Tout à coup, requin ! requin à l’arrière !


Plus de jeux élégants, plus de coupes, plus de grâces à se donner. Ici l’échelle, là le filin ; c’est à qui arrivera le premier, c’est à qui montrera le plus d’impolitesse à repousser le voisin ; on se hisse, on est hissé, on escalade la corvette, et le dernier nageur, tremblant, le regard dirigé autour de lui excepté sur l’amarre qui lui est présentée, attend, dans la stupeur de l’inaction, l’ennemi qui doit le dévorer, comme si, en effet, il fallait au moins une victime au monstre. Cependant, surpris d’être encore intact après une frayeur invaincue, il se décide à se sauver, pâle, presque sans