Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/299

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
241
voyage autour du monde.

force, et, lorsque chaque voix accuse sa pusillanimité, lui, au contraire, la faisant tourner à son avantage, dit : que les poltrons seuls prennent la fuite à l’aspect de l’ennemi, et qu’il y a toujours plus de courage à rester sur le champ de bataille qu’il n’y en a à un sauve-qui-peut général. Là-dessus Marchais touche légèrement l’épaule de Petit qui s’affaisse sous le doigt osseux du gabier, et lui dit tout bas, de manière à être entendu de tous : « Ce brave, c’est un poltron. » Petit lui répond avec gravité : « Marchais, tu as dit là une belle chose ! »

Cependant le requin nous guettait en effet ; son avant-garde, le pilote, dont je vous rappelle le généreux dévouement, cherchait une proie à donner à son maître. Le maître arrive ainsi que l’hyène à la porte de la hutte déserte ; et, avide, il lance son regard vorace à travers la tente abandonnée, s’arrête et va, redoutable quêteur, attendre dans les eaux du navire, presque sous le gouvernail, les débris goudronnés qu’on jettera à son insatiable gloutonnerie. Vous savez alors, car je vous l’ai déjà raconté, si on le laisse impunément dans le calme et le repos, et comment, après une attente de quelques minutes, il devient le prisonnier et la victime de ceux qu’il avait si fortement épouvantés.

Tout cela n’est-il pas curieux à étudier, je vous le demande ?

Voici la brise qui se ranime, les basses voiles lui sont de nouveau confiées ; elles s’enflent avec une grâce toute coquette ; les catacois et les perroquets sont cargués ; l’élan de la corvette est rapide et sans secousses : elle donne une forte bande ; mais elle est assise, et vous croiriez parfois qu’elle vit immobile sur un chantier.

En mer surtout le repos fatigue plus que le mouvement.

Au sifflement de la bruyante rafale, les myriades de souffleurs se réveillent et se montrent à la surface des eaux. Voilà ces innombrables légions jetant à l’air des flots d’écume ; elles arrivent en un instant du bout de l’horizon, et le navire est emprisonné dans leur mille évolutions joyeuses. C’est maintenant à la poulaine que doit se placer le chasseur qui veut les combattre : c’est encore Vial qui va lancer sur leur dos tantôt noir, tantôt gris, tantôt zigzagué de noir et de blanc, le redoutable fer dentelé. Mais quelle arme sera assez solide pour résister aux bonds saccadés du souffleur qui voudra fuir ? Jugez de la rapidité de ce poisson ! Le navire file douze ou quinze nœuds, c’est-à-dire qu’il fait quatre ou cinq lieues par heure. Eh bien, le souffleur, en se jouant, fait constamment, et pendant des journées entières, le tour de la corvette lancée par la brise carabinée. Cela est étonnant ! cela tient du prodige !

Récif ! récif ! s’écrie la vigie, récif devant nous ! Et les longues-vues sont braquées vers le point désigné, et les cartes sont consultées : nettes, sans indication aucune, et pourtant le flot brise toujours là-bas.

Le récif est une baleine qui dort ; l’alerte est courte ; mais c’est un épisode de plus à jeter au milieu de ceux que nous avons déjà signalés. En