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souvenirs d’un aveugle.

courants, nous nous retrouvions en face des mornes silencieux que nous avions eru fuir pour toujours.

Oh ! c’est une vie bien triste que celle des hommes de mer, dont le courage et la persévérance échouent devant les puissants obstacles que les vents et les calmes leur opposent obstinément, et mille fois déjà, depuis notre départ, nous avions appelé de nos vœux les plus fervents les jours tumultueux des ouragans et des tempêtes.

Cependant l’équipage avait soif. Mais là, à droite, Timor avec ses laves et ses galets roulés ; ici, à gauche, Ombay et ses naturels anthropophages ; nous le savions, et toutefois il fallait tenter une descente, car les besoins de tous voulaient que quelques-uns se dévouassent seuls avec courage.

Le commandant ordonna une expédition ; le grand canot fut mis à la mer ; dix matelots l’armèrent sous les ordres de Bérard. Gaudichaud, Gaimard et moi nous demandâmes et obtînmes la permission d’accompagner notre ami. Toutes les mesures prises pour les signaux d’usage en cas de péril imminent, nous débordâmes et mîmes le cap sur un village bâti aux flancs d’une montagne déchirée par de profondes rigoles.

Cependant nous approchions du rivage et notre cœur battait de désir et de crainte à la fois. Nous jugions du danger que nous allions courir par l’impassibilité peu flatteuse des naturels accroupis au pied d’un gigantesque multipliant ; et, toutefois, sans nous décourager, nous cherchâmes de l’œil un mouillage et un débarcadère commodes, mais en nous invitant mutuellement à la prudence.

Les matelots attentifs nageaient avec moins de vigueur, et nous faisaient remarquer la grande quantité d’armes dont chaque insulaire était pour ainsi dire bardé.

— L’affaire sera chaude, disait Petit en mâchant sa pincée de tabac ; vous verrez que nous serons tous cuits, et que lorsque nous l’écrirons à nos pères et mères, nous ne serons pas crus.

J’avais oublié de vous signaler parmi les défauts du matelot Petit sa détestable manie des calembours.

— Tais-toi, poltron, et reste à bord du grand canot, puisque tu as peur.

— C’est ça, pour que la sauce ne manque pas au poisson. Tenez, voilà un de ces gredins qui dérape d’auprès de ses camarades ; je parie que c’est le plus goulu de la bande et qu’il va me prendre pour un vrai rouget. Cré coquin ! s’il venait à bord, quelle danse !

— Allons, allons, paix ! et veillons bien. Deux hommes resteront dans le canot, prêts à donner un signal à la corvette ; les autres porteront les barils à terre, et nous, nous occuperons les naturels. Ils semblent délibérer ; ne leur donnons pas le temps de conclure, et allons franchement à eux.

— Oui, mais sans arrogance, nous dit Anderson, qui avait longtemps