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voyage autour du monde.

navigué dans l’archipel des Moluques ; laissons-leur l’idée de leur force, cela pourra les engager à la générosité. Je connais les Malais ; si vous voulez leur persuader que vous ne les craignez pas, ils vous poignardent, ne fut-ce que pour vous prouver que vous avez tort.

— Il serait donc sage de montrer qu’on a peur ?

— Peut-être.

— Moi, répliqua le facétieux Petit, je voudrais leur montrer… autre chose… les talons.

— Au large ! dit Bérard lorsque nous fûmes à quelques brasses, et mouille ! Le grappin à fond, nous descendons ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, et nous arrivons à terre.

Comme en présence des sauvages de la presqu’île Péron, je voulus d’abord essayer la puissance de ma flûte. Hélas ! comme là-bas, mes doubles croches eurent tort, et peu s’en fallut que je ne fusse sifflé par le premier Ombayen accouru auprès de nous et par deux autres de ses camarades qui l’avaient rejoint. Tous trois nous invitèrent à hisser le canot sur la plage ; mais nous feignîmes de ne pas les comprendre, et nous nous avançâmes, armés jusqu’aux dents, vers le groupe nombreux composé d’au moins soixante insulaires, demeurés immobiles auprès de l’arbre.

En route, j’essayai mes castagnettes ; les trois Ombayens s’approchèrent de moi avec empressement, examinèrent l’instrument d’un œil curieux et me le demandèrent, comme pour payer ma bienvenue. C’eût été commencer trop tôt nos générosités, et je refusai malgré les instantes prières qui m’étaient adressées et qui ressemblaient parfaitement à des menaces. Mes trois mécontents firent entendre des grognements sourds, agitèrent leurs bras avec violence, poussèrent un grand cri, firent retentir l’air d’un sifflement aigu, et jetèrent un farouche regard sur les flèches nombreuses dont leur ceinture était garnie. Au sifflet des naturels répondit un sifflet pareil, parti du groupe principal, et Petit nous dit en ricanant :

— C’est la musique du bal qui se prépare ; la contredanse sera courte. C’est égal, n’y allons pas de main morte, messieurs, et tapons dur.

À peine avait-il achevé sa phrase qu’un des trois Ombayens s’approcha de moi en articulant quelques sons rapides et saccadés, et, comme pour engager le combat, me porta sur le derrière de la tête un violent coup de poing qui fit tomber mon chapeau. J’allais faire sauter la cervelle à l’insolent agresseur ; je m’armais déjà de mes pistolets, lorsque Anderson, témoin de la scène, me cria de loin :

— Si vous tirez, nous sommes morts !

Je compris, en effet, l’imminence du péril ; et, sans écouter les prières ardentes de Petit qui me pressait de riposter, je résolus de me montrer prudent jusqu’au bout en feignant de ne pas avoir compris la brutalité de l’attaque dont j’avais été l’objet. Aussi, m’approchant du chapeau qui