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souvenirs d’un aveugle.

ils ne savent pas dire autre chose. Parole d’honneur, on devrait les conserver dans un bocal, comme des objets pamalis

Toutefois ayant remarqué que les hommages les plus empressés des insulaires s’adressaient toujours au vieillard dont j’ai parlé, je répétai ma question, je demandai une seconde fois si ce n’était pas là le rajah, et seulement alors on me répondit que oui.

Aussitôt, bien convaincu que je ne le trouverais pas inaccessible à la tentation, je lui montrai plusieurs bagatelles et curiosités européennes, qu’il me demanda en effet. Je feignis d’abord d’y attacher un grand prix, mais je lui fis comprendre enfin que je n’avais rien à refuser à la haute protection qu’il m’accordait. Je m’accroupis donc à ses côtés ; je suspendis à ses oreilles deux pendants de cuivre ; je plaçai à son cou un grand collier en cailloux du Rhin ; j’entourai ses poignets de deux bracelets assez proprement façonnés, et, cela fait, je lui demandai la permission de l’embrasser en frère, ce à quoi il consentit en se faisant un peu prier. Face à face, il appuya fortement ses deux lourdes mains sur mes épaules ; j’en fis autant de mon côté ; puis, avec un sérieux toujours prêt à m’échapper, malgré le péril de notre position, j’approchai mon nez du sien avec assez de violence. Nous reniflâmes tous deux en même temps et nous nous trouvâmes liés d’une si parfaite amitié, que peu s’en fallût, je crois, qu’il n’ordonnât à l’instant même mon supplice, autant que je pus en juger d’après ses rapides paroles et ses regards courroucés.

Mais là ne s’arrêtèrent pas les effets de ma générosité forcée. Le petit sac contenant mes trésors, évalués à huit ou dix francs, était un objet de convoitise pour les autres insulaires, qui tendaient tous la main et aspiraient aussi à l’honneur de renifler contre mon nez. Leurs importunités devinrent si menaçantes, qu’il n’y eut plus moyen de refuser.

D’abord, au plus grand, car on n’est considéré ici qu’en raison de la haute stature, je donnai une paire de ciseaux ; à un autre, des mouchoirs ; à un troisième, un miroir et des clous ; à un quatrième, des hameçons… Le sac fut bientôt vide, et cependant les quêteurs insistaient encore j’étais ballotté de l’un à l’autre ; on me faisait tourner comme une toupie. Les gestes devenaient violents ; mes vêtements en lambeaux commençaient à leur appartenir, et, ma foi, j’allais peut-être user de mes armes, quand le rajah s’approcha, traça du bout de son arc un grand cercle autour de moi et prononça d’une voix forte le mot sacramentel :

— Pamali !

Au même instant, les naturels bondirent comme frappés par une commotion électrique, et je me trouvai seul dans le lieu saint. Il était temps, car je respirais à peine, et mes camarades se disposaient comme moi à une attaque générale.

Après une courte mercuriale du rajah, les Ombayens parurent se cal-