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voyage autour du monde.

mer ; et, malgré leur volonté bien arrêtée, nous résolûmes d’aller visiter le village appelé Bitoka. Là était l’imprudence, puisque tous les barils, pleins d’une eau excellente, se trouvaient arrimés déjà dans le grand canot, et que des amorces parties du navire nous invitaient à la retraite.

Mais, dans ces périlleuses excursions, la curiosité est si vivement excitée par tout ce que vous voyez, que c’est surtout ce que l’on vous cache que vous tenez le plus à savoir. Pas une femme ne s’était montrée à nous ; et, quand nous avions demandé à frotter notre nez contre celui de la reine, on nous avait répondu d’un air menaçant et terrible :

— Pamali !

— Sacrées tant que vous voudrez, nous étions-nous dit, mais nous verrons des femmes, ou du moins nous visiterons votre village. Anderson eut beau nous inviter à la retraite, ses paroles n’eurent pas plus de puissance que les menaces des Ombayens, et nous nous mîmes à gravir la montagne par un sentier difficile et rocailleux, en dépit des naturels qui, évidemment pour nous égarer, nous en montraient un autre plus large et plus uni. Marchant côte à côte, et toujours en alerte, nous vîmes bientôt sur nos têtes les cases de Bitoka, bâties sur pilotis, élevées de trois ou quatre pieds au-dessus du sol, bien construites, séparées les unes de autres, et au nombre d’une quarantaine. Mais des femmes, point ; nous n’en aperçûmes aucune, et c’est le seul lieu de la terre où il ne nous a pas été permis d’étudier leurs mœurs.

Plusieurs insulaires nous avaient suivis et précédés au village ; là surtout leurs demandes devinrent importunes et pressantes ; là surtout les menaces retentirent avec éclat, en dépit de mes jongleries qui les étonnaient toujours, mais ne les calmaient plus ; et, tandis que nous disposions en leur faveur de nos petits trésors, ils nous donnaient parfois en échange des arcs et des flèches.

Gaimard, qui avait pour habitude de se faufiler dans les plus petits recoins, vint nous dire qu’il avait vu, suspendues aux murs d’une case voisine, sans doute le Rouma-Pamali de Bitoka, une quinzaine de mâchoires sanglantes. En effet je m’y rendis à l’instant même, comme pour regagner le rivage, et je ne pus faire qu’une courte halte devant ces hideux trophées, sur lesquels nous n’osions interroger personne.

Au milieu de l’agitation que causait une pareille découverte, une fusée, partie du bord afin de nous rappeler, éclata dans l’air. À ce signal qu’ils regardèrent comme un prélude de guerre, les Ombayens se divisèrent en plusieurs groupes, s’interrogèrent et se répondirent à l’aide de sifflets aigus et perçants, s’échelonnèrent sur la route que nous avions à parcourir, s’armèrent de leurs arcs, garnirent leurs larges poitrines d’un grand nombre de flèches acérées, que la plupart d’entre eux trempaient dans un tube de bambou rempli d’une eau jaunâtre et gluante, et sem-