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souvenirs d’un aveugle.

blèrent attendre un dernier signal de leur rajah pour nous massacrer. Ici commença le drame.

— Nous voilà donc flambés, dit Petit, qui voulait déjà dégainer ; faut-il couper des flûtes ou des têtes ?

— Il faut te taire et nous suivre, lui dis-je.

— C’est égal, je m’abonnerais volontiers à deux flèches dans les… hanches.

— Et moi aussi.

— Et moi aussi…

Mais il n’était pas probable que nous en fussions quittes à si bon compte ; et nous pensions involontairement aux mâchoires suspendues dans le Rouma-Pamali.

Cependant nous faisions toujours bonne contenance, et je poussais même l’attention jusqu’à montrer aux insulaires qui m’entouraient les secrets d’une partie de mes tours, afin de les distraire de leur férocité. Je leur avais déjà donné, ainsi que mes camarades l’avaient fait, une veste, une chemise de matelot, une cravate, un mouchoir, un gilet ; et, à très-peu de chose près, j’étais vêtu comme eux. La rapine étant le premier besoin de ces peuples farouches, nous pensions que, des qu’ils n’auraient plus rien à nous demander, ils se montreraient moins cruels. Mais ce n’était pas assez pour eux : il leur fallut des promesses ; et, en effet, je leur fis entendre que le lendemain, au lever du soleil, nous reviendrions leur apporter de nouveaux et de plus précieux présents… Ils nous attendent toujours.

Toutefois, comme nous craignions encore qu’ils ne nous demandassent des otages en garantie de notre parole, je dis à Bérard qu’il serait peut-être sage de les épouvanter à l’aide de nos armes à feu.

— Essayons toujours, me répondit-il ; ce moyen peut se tenter : peut-être ignorent-ils la puissance de la poudre et des fusils.

Un perroquet poussait son cri perçant dans les larges feuilles d’un rima.

Bourou (oiseau), dis-je au plus irrité des Malais en le lui montrant du doigt ; bourou-mati (tué).

Bérard, dont le coup d’ail était presque infaillible, visa ; le coup partit : l’oiseau tomba. Nous regardâmes, triomphants, les insulaires attentifs ; pas un n’avait bougé, pas un ne semblait étonné le moins du monde ; mais celui à qui j’avais d’abord adressé la parole, me prenant rudement par le bras, me montra une perruche qui venait de se poser dans les branches flexibles d’un cocotier.

Bourou, me dit-il à son tour, bourou-mati.

Il posa la flèche sur la corde de son arc, poussa un cri, fit entendre un brrrr éclatant qui effraya l’oiseau ; celui-ci prit la volée, la flèche siffla, et la perruche tomba de branche en branche sur le sol. Aussitôt, sans nous donner le temps de la réflexion, et nous faisant bien comprendre