Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/311

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
253
voyage autour du monde.

que, pendant que nous chargions nos fusils, il pouvait, lui, atteindre trente victimes, le même insulaire nous montra un petit arbre dont le tronc n’était pas plus gros que le bras et à plus de cinquante pas de distance, sans presque viser :

Miri ! miri (regardez) ! nous dit-il, et la flèche partit, pénétra profondément dans l’arbre, et nous ne pûmes l’en arracher sans y laisser l’os dentelé dont elle était armée.

— C’en est fait, dit tout bas Anderson, nous sommes perdus !

— Pas encore, répliquai-je : je vais leur donner mes boîtes à double fond ; escamotons leur fureur comme nous avons escamoté les muscades. Vous, mes amis, donnez tous vos vêtements. Ainsi fut fait.

Mais nous approchions du rivage ; et quoique la nuit commençât à tomber du haut des arbres, je m’arrêtai encore pour dessiner un trophée d’armes admirables suspendu aux branches d’un petit pandanus. Plus complaisant que je ne l’aurais imaginé, un Ombayen s’en revêtit et se posa audacieusement devant moi en modèle d’atelier.

Ici nouveau frottement de nez en remerciement de sa courtoisie : mais lui, enchanté de se voir reproduire sur le papier, voulut me donner un spectacle plus curieux et plus dramatique. Il s’adressa à un des siens, qui s’arma de son redoutable cric, et les voilà tous deux se menaçant du regard et de la voix, se courbant, se redressant, bondissant comme des panthères affamées, se cachant derrière un tronc d’arbre, se montrant plus terribles, plus acharnés ; puis faisant tournoyer leurs glaives, se couvrant de leur bouclier de buffle, ils s’attaquèrent de près avec des hurlements frénétiques, vomissant une écume blanche au milieu des plus énergiques imprécations, et ne s’arrêtèrent que lorsque l’un des deux athlètes eut mordu la poussière. Cette scène terrible dura plus d’un quart d’heure, pendant lequel nous respirions à peine.

Oh ! jamais plus chaud et plus effrayant épisode n’arrêta voyageur dans ses imprudentes excursions ! Ce n’était pas un jeu, un spectacle frivole offert à notre curiosité : c’était un drame complet, avec ses craintes, ses douleurs, ses angoisses et son délire ; c’était un combat à outrance. comme en veulent deux adversaires à qui il importe fort peu de vivre pourvu qu’ils tuent. Une sueur ardente ruisselait sur les flancs des deux jouteurs ; leurs lèvres tremblaient ; leurs narines étaient ouvertes, et leurs prunelles fauves lançaient des éclairs. Dans la chaleur de l’action, l’un des deux avait reçu à la cuisse une assez forte entaille d’où le sang s’échappait en abondance, et l’intrépide Ombayen n’avait pas seulement l’air de s’en apercevoir. De pareils hommes ne doivent pas connaître la douleur.

J’ai dit à peu près la scène ; mais ces cris farouches au milieu de la lutte, cette joie de tigre au moment du triomphe, que chacun des deux combattants exprimait tour à tour ; ces yeux fauves, ces mouvements