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voyage autour du monde.

les relèvent à l’aide d’un bâton de six lignes de diamètre, les tressent avec une lanière de peau, et placent au sommet quelques plumes de coq ondoyantes comme d’élégants panaches. Ils ont un goût très-prononcé pour les ornements ; leurs oreilles supportent des pendants en os, en pierre ou en coquillages ; leurs bras et leurs jambes sont surchargés de cercles dont plusieurs en or, et des bracelets d’os et de feuilles de vacois.

Nos observations une fois achevées et notre provision d’eau à bord, nous nous dirigeâmes avec plus de précipitation qu’auparavant vers le rivage ; mais c’était là surtout que les difficultés du départ s’offrirent à nous d’une façon menaçante. Les insulaires cherchaient encore à nous retenir en nous assurant de leur protection pendant la nuit ; mais, plus habiles qu’eux, nous leur fîmes entendre que nous reviendrions le lendemain avec une grande quantité de curiosités, et que, pour les remercier de la généreuse hospitalité qu’ils nous avaient accordée, nous leur rapporterions des haches, des scies et plusieurs beaux vêtements. Sur la foi de ces trompeuses promesses, mais non sans s’être longtemps concertés entre eux, ils nous permirent de reprendre la mer. Dans leurs perfides regards nous vîmes de nouvelles menaces, dans leurs adieux le sentiment de la haute faveur dont ils nous honoraient, et bien certainement nul de nous n’aurait rejoint le navire, si nous ne leur avions donné pour le lendemain l’espoir d’un plus riche butin et d’un carnage plus facile.

La nuit était sombre, mais calme ; nous courûmes au large, guidés par les amorces que la corvette brûlait de temps à autre, et nous y arrivâmes à une heure du matin, heureux d’avoir échappé à un danger si imminent, d’avoir visité le peuple le plus curieux de la terre ; et cependant nous ne savions pas encore la grandeur du danger auquel nous venions si miraculeusement d’échapper.

Nous apprîmes le lendemain par un baleinier retenu comme nous dans le détroit, que quinze hommes qui montaient une chaloupe anglaise, descendus à Ombay pour faire du bois, avaient été horriblement massacrés et dévorés quelques jours avant notre descente à Bitoka ; qu’à une petite lieue de cette peuplade les débris de cet épouvantable repas gisaient sur le rivage ; que nul Européen débarqué à Ombay n’avait encore échappé à la férocité de ses habitants ; qu’ils se font la guerre de village à village, boivent le sang dans le crâne des ennemis vaincus, et que c’était par une faveur spéciale du ciel qu’un retour nous avait été permis. Qu’on dise après cela que la science des Conus, des Comte, des Balp, des Bosco, est une science stérile ! Sans mes tours de gobelets, je ne vous aurais pas parlé aujourd’hui d’Ombay et de ses anthropophages habitants.