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voyage autour du monde.

à la culture des terres ; il traitait ses rajahs avec une bonté toute paternelle, se faisant rendre compte de leurs différends, se jetant au milieu de leurs querelles pour les apaiser, et il était rare que son rôle de conciliateur n’obtint pas les résultats qu’il en attendait. Les guerres des rajahs ont souvent pour motif des causes futiles qui diviseraient à peine de simples colons. Un buffle volé fera verser des flots de sang, et la moitié d’une peuplade guerrière disparaîtra pour venger le rapt d’un cheval. On nous assure que les Malais de cette partie de Timor sont encore plus cruels et plus redoutables que ceux qui obéissent aux Hollandais. Leurs batailles ne cessent que par l’anéantissement de l’un des deux partis, et l’usage de ces peuples indomptés veut qu’ils affrontent la mort en poussant des cris au ciel, en dansant et en faisant, au milieu de la mêlée, mille grimaces et contorsions ridicules.

Dès que le gouverneur est instruit des guerres des rajahs, il envoie un de ses officiers aux chefs des partis, et au même instant cessent toutes les hostilités. Des députés sont expédiés des deux armées ; les raisons sont pesées dans la même balance, et l’agresseur condamné, sans appel, à une amende plus ou moins forte, consistant en bestiaux ou en esclaves, dont la dixième partie appartient au gouverneur. Si le rajah condamné refuse de se soumettre à l’arrêt prononcé contre lui, la force sait l’y contraindre, et au premier signal du sénor Pinto, tous les autres chefs prennent les armes et marchent contre le rebelle.

Nous n’avions pas vu d’arcs aux guerriers de Koupang, parce qu’il n’était resté à la ville que les moins intrépides et les plus maladroits des Malais. Mais à Diély nous trouvâmes ces arcs redoutables dans les mains de presque tous les naturels. Ils sont absolument pareils à ceux d’Ombay, quoique façonnés avec moins de goût et d’élégance. Au surplus, les archers de Diély sont d’une adresse peu commune, et dans les jeux que M. Pinto fit exécuter pour satisfaire notre curiosité, un des joûteurs, à plus de soixante pas, perça à deux reprises différentes une orange suspendue à un arbre. La sagaie durcie au feu devient dans la mêlée une arme meurtrière sur des membres privés de vêtements : c’est un bien curieux spectacle que de voir l’agresseur passer le trait de la main gauche à la main droite, en faisant en avant deux ou trois pas, comme pour prendre de l’élan et se donner de la grâce, puis le lancer avec la rapidité d’une pierre qui s’échappe de la fronde. Mais ce qui est merveilleux, ce qui tient du prodige, c’est la dextérité de l’adversaire à éviter le dard par un mouvement rapide à droite ou à gauche, et à le saisir de la main au passage, alors qu’il rase sa poitrine. Ombay se reflète sur Diély, et quoi qu’en dise le sénor Pinto, je ne crois guère à la bonne harmonie qu’il m’assurait régner entre les peuplades guerrières qu’il avait mission de gouverner. Ce n’est pas aux jours de paix que l’on apprend si bien à se servir de ces terribles armes.