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souvenirs d’un aveugle.

Ce qu’il y a de vrai pourtant, c’est que la physionomie des Timoriens de cette partie de l’île, quoique aussi belle, aussi martiale que celle des hommes de Koupang, a quelque chose de moins sauvage, de moins farouche ; et que, loin de nous fuir, les soldats composant la garnison de Diély se plaisaient avec nous, nous recherchaient et semblaient beaucoup s’amuser de notre langage, de nos manières toutes frivoles et de notre costume si lourd et si hostile à la liberté des mouvements.

J’ai demandé à M. Pinto s’il croyait à l’anthropophagie des naturels de l’intérieur.

— Croyez-y vous-même aussi, me répondit-il ; à Timor tous les guerriers sont plus ou moins anthropophages, mais seulement dans la chaleur du combat ou dans la soif de la vengeance.

— Avez-vous essayé d’arracher des mœurs cet épouvantable usage ?

— J’ai promis cinq roupies pour chaque prisonnier vivant, et pas un guerrier n’a tenu à gagner la récompense.

— Mais les menaces ?

— Ils ont leurs forêts impénétrables.

— Les châtiments ?

— Allez les chercher dans leurs montagnes inaccessibles.

— Pourquoi ne pas tenter de terribles exemples ?

— Ici l’exemple ne corrige personne ; il faudrait châtier l’enfance, la faire vivre sous un autre ciel, lui donner un nouveau sol à fouler, infiltrer peut-être dans ses veines un sang plus pur, et ce ne sont ni quelques années de civilisation ni les faibles ressources accordées par la métropole qui peuvent modifier les usages d’un peuple aussi éminemment turbulent et farouche. Voyez, je leur offre gratis des terrains à cultiver ; je leur propose des ouvriers pour les aider à se construire des demeures saines et commodes : eh bien ! nul d’entre eux n’accepte, nul ne veut de ma protection à ce prix : les déserts vont mieux à leur allure d’indépendance et de domination. Ils cherchent des rochers secs et tristes, des bois silencieux, un ciel d’airain, les menaces des volcans, le sifflement des vents et le roulement du tonnerre. Un vrai Malais, dans nos cités européennes, mourrait étouffé, car il va là surtout où on lui a défendu d’aller.

— Punissez-vous de mort un criminel ?

— Oui, quelquefois, quoique je sache qu’on ne l’ose pas à Koupang.

— Ces exécutions sont-elles publiques ?

— Souvent, et je me hâte d’ajouter que je ne manque pas malheureusement de bourreaux, car tous les témoins de cette scène lugubre se disputent l’horrible plaisir de trancher une tête.

— Ne craignez-vous pas pour vous un assassinat après ces sanglantes tragédies ?

— Non, l’on m’aime, l’on m’adore ici ; j’y suis l’objet d’un culte par-