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souvenirs d’un aveugle.

sance par des gestes, des grimaces et des contorsions qui me divertirent beaucoup. lei la joie ressemble à la douleur comme si elles étaient enfants de la même mère.

À mon retour à la ville, je pris des informations sur le petit incident des chemins pamali ; le gouverneur m’assura qu’il les respectait lui-même, et que si j’avais voulu suivre celui où l’on m’avait prié de ne point entrer, le naturel qui me conduisait eût été à coup sûr victime de ma persévérance et massacré sans pitié par ceux qui l’auraient vu. Du reste, je ne courais, d’après lui, aucun danger, et le Timorien n’avait cherché à m’effrayer que pour sauver sa tête. Le motif était assez puissant, je pense, et je me félicite fort d’avoir cédé aux ferventes prières qui m’avaient été adressées.

Dans une de mes fréquentes excursions aux environs de Diély, je poussai mes recherches tellement loin, que je me vis forcé d’aller demander l’hospitalité et de frapper à la porte d’une habitation située sur un monticule à la lisière d’un bois qui s’étendait au loin sur des mornes sauvages et dans une vaste plaine au bord de la mer : c’était celle d’un Chinois déserteur de Koupang, ou plutôt chassé pour ses méfaits, comme je l’appris plus tard de M. Pinto. Il ne parlait que sa langue naturelle ; moi je n’en savais pas une syllabe : vous comprenez si ma position était embarrassante. Au premier regard que je lançai sur lui, je reconnus qu’il avait peur et qu’il me soupçonnait d’être un émissaire secret expédié par M. Hazaart pour le saisir et le ramener à Koupang ; mais je le rassurai et j’essayai de lui faire comprendre qu’il me fallait un gîte pour la nuit. Il parut fort embarrassé et très-contrarié de la nécessité où je le mettais ; il me donna à entendre qu’il était seul et qu’il n’avait point de couche à m’offrir, puisqu’il n’en possédait qu’une seule.

À peine eut-il achevé ses grimaces peu persuasives, que dans la pièce voisine de celle où nous nous trouvions retentit une toux assez violente. Aussitôt, d’un geste courroucé et d’un mouvement de tête qui exprimait à merveille le mépris, je témoignai au Chinois combien j’étais blessé de son mensonge ; et oubliant qu’il ne pouvait me comprendre, j’articulai très-clairement :

— Il me faut une natte et de la lumière !

À ces paroles brèves et hautes, un frôlement se fit entendre à mes côtés, comme des roseaux qui courent sur des roseaux ; une partie du mur en bambou s’ouvrit, une croisée se dessina, et, encadrée dans cette bordure élégante et bizarre, m’apparut, les cheveux épars, une jeune fille pâle, couverte à demi d’une tunique blanche et la main droite en avant, comme pour se garantir d’un danger imprévu. Ses petits yeux vifs me regardaient avec une attention mêlée d’effroi ; sa bouche entr’ouverte me montrait les plus jolies dents du monde et essayait de sourire comme pour calmer ma colère.