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souvenirs d’un aveugle.

autre natte plus fine encore, servant sans doute de moustiquaire, était roulée et relevée en ce moment. À côté du lit se voyait un petit meuble de porcelaine blanche et bleue, à deux anses, posé sur une sorte de guéridon fort élégant et orné de dessins grotesques et érotiques ; à terre de petits souliers, plus loin une sorte de tabouret admirablement façonné, des peignes de forme originale, des boules, un long bâton d’ivoire, terminé par une main à demi fermée, en ivoire aussi, servant à gratter les diverses parties du corps où les doigts ne peuvent que difficilement atteindre, et une trentaine au moins de baguettes de bois de sandal, dont quelques-unes étaient à demi consumées ; deux tables, un buffet, six chaises, un paravent et six tableaux représentant des sujets d’une moralité fort équivoque, le tout d’une forme gracieuse et travaillé avec beaucoup de goût, d’art et de patience, composaient le reste de l’ameublement.

Mon inspection achevée, je ne parus pas satisfait, et je témoignai le désir et la volonté de pénétrer dans cette pièce ; mais le Chinois, qui était resté immobile de peur, accroupi sur le plancher, me fit entendre que la jeune fille était malade et que l’émotion qu’elle éprouverait ne pourrait que nuire à sa santé. En dépit de cette prière, que je compris à merveille, j’allais passer outre et braver la consigne, quand mon drôle, qui tenait à me convaincre, me présenta un petit arc tendu à l’aide d’une corde de guitare et m’invita à m’assurer de la vérité de son assertion. Pour le coup ma pénétration se trouva en défaut, et je le lui fis comprendre ; mais le coquin, adressant deux ou trois paroles à la jeune fille appuyée sur ses deux mains, celle-ci tendit le bras. Le Chinois appliqua alors une des extrémités de la corde de l’arc sur l’artère de la prétendue malade, posa l’index sur l’autre extrémité et parut compter les pulsations ; moi alors j’essayai de l’instrument chinois et ne sentis aucune vibration, soit qu’en effet mon doigt fût insensible à l’expérience, soit que mes distractions fussent nuisibles à l’épreuve. Nul doute que la jalousie des Chinois ne leur ait inspiré cet instrument à l’aide duquel ils garantissent leurs femmes des attouchements si fréquents et si pleins de mansuétude dont la médecine use chez nous avec une si pieuse circonspection. Mais ce qui est plus positif encore, c’est que l’arc dont je parle suffit aux habitants de ce pays pour déterminer d’une manière précise le degré de fièvre d’un malade, et une seule des trente expériences que j’ai tentées à Diély a donné tort à la science du lettré soumis à mes investigations.

Cependant la nuit était sombre ; nul chemin pratiqué ne pouvait me guider jusqu’à Koupang, et quoique j’eusse achevé à peu près toutes mes observations morales, je résolus de m’installer, sans autre forme de procès, chez Hac-Ping, mon honnête Chinois, en lui faisant comprendre que je solderais ma malvenue. Bien lui en prit de ne pas me refuser, car j’étais décidé, en cas de résistance ou de refus, à rester