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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/327

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voyage autour du monde.

gratis et à le mettre à la porte. Un conquérant n’en use pas avec moins de cérémonie. Un double intérêt, celui de ma conservation et celui de ma curiosité, me dicta ma conduite si franchement sans gêne. Il y avait force majeure, et ma conscience de voyageur me mit à l’abri de tout remords.

Je m’installai donc sur une chaise, en face de la porte d’entrée, prêt à prendre la fuite en cas de trahison ou d’attaque imprévue, ou disposé à me défendre contre des forces à peu près égales. La jeune fille me dévisageait de son regard ; le patron cessait de me défendre les investigations qu’il n’avait pu empêcher une fois, et les heures passaient, au bruit lointain des oiseaux qui venaient se reposer sur les arbres du voisinage. Cette triple situation de trois êtres qui ne se comprenaient pas, se regardant sans mot dire, s’étudiant et se craignant, avait pour moi quelque chose d’original à la fois et d’inattendu qui allait à merveille à mon humeur aventureuse.

C’était en effet un tableau assez curieux à étudier.

Le Chinois avait quarante ans, moi beaucoup moins, et la jolie fille tout au plus quinze ou seize ans. Nos gestes, souvent incompris, donnaient lieu à de singuliers quiproquo qui nous faisaient rire à tour de rôle. Dans cette position bizarre, chacun de nous avait peur de quelque chose elle de je ne sais quoi, lui de mes menaces, et moi d’une lâche trahison. Je me hâte d’ajouter que les regards de la fille avaient quelque chose d’assuré qu’il m’était loisible de traduire à mon avantage. Les Européens sont si présomptueux !

Pour tromper le sommeil, qui aurait pu me gagner en dépit de ma volonté, je fredonnai à demi voix quelques refrains de Béranger, et je ne saurais vous dire ce qu’il y a de charme à répéter, à l’antipode de son pays, au milieu de gens d’une nature opposée à la vôtre, les chants nationaux qui viennent visiter votre mémoire, ainsi qu’un ami consolateur votre demeure. Mais, comme je ne voulais pas faire à moi seul les frais de cette sorte d’entr’acte, je priai le Chinois d’en remplir les vides. Ce fut la jeune fille qui répondit à ma prière, et je fus tellement ému de ses accords, que peu s’en fallut que je ne la trouvasse véritablement laide, elle si appétissante dans le silence. Ô Meyerbeer ! ô Rossini ! il n’est pas vrai que vous soyez encore citoyens de l’univers !

Après les chansonnettes vinrent le dessin et l’aquarelle. Je m’approchai de la jeune fille et lui demandai la permission de faire son profil, ce à quoi elle consentit avec une joie d’enfant tout à fait divertissante. Quand j’eus achevé mon travail, elle m’en demanda une copie, que je m’empressai de lui offrir galamment et qu’elle reçut avec reconnaissance.

Le jour même de cette demi-aventure assez singulière, je me rendis chez le gouverneur, à qui je la racontai, avec tous ses détails ; il s’amusa beau-