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souvenirs d’un aveugle.

coup de la frayeur du Chinois, du respect que j’avais témoigné à la jeune fille, et il m’apprit que le drôle à qui je devais une hospitalité aussi généreuse avait été déjà trois fois battu de verges par ses ordres ; qu’il faisait un trafic honteux de l’infortunée qu’un rapt avait sans doute mis en sa puissance, et qu’il appelait effrontément sa fille.

Plus, en avançant dans ma course, je hante de Chinois sur mon passage plus je trouve que mes premières observations sur leurs mœurs ont été logiques, plus j’apprends à les mépriser.

Il est aisé de comprendre que lorsque, dans un pays neuf pour l’étude, nous faisons une station bientôt limitée, il nous devient impossible de recueillir tous les documents dont la science et la philosophie feraient souvent leur profit, et que nous devons nous contenter, sans aucun moyen d’en vérifier la rigoureuse exactitude, des renseignements qui nous sont officieusement donnés. Le devoir du voyageur consiste surtout à puiser à des sources pures et à chercher à discerner autant que possible la vérité de l’erreur. Notre relâche à Diély, par exemple, sera courte, puisque sous peu de jours nous mettons à la voile. Mais ce n’était pas assez pour moi que M. Pinto et ses officiers répondissent le mieux possible à nos incessantes questions, il fallait encore que je furetasse çà et là pour donner pâture à mon ardent appétit de curiosité. Un matin donc que, parti avec Petit, mon vieux matelot, je m’acheminais vers un bois immense dont les derniers échelons ne sont éloignés de la ville que d’une demi-lieue, je fus distrait de mes méditations par un bruit sourd semblable à celui d’un escadron au galop.

— C’est un tremblement de terre, dis-je à Petit attentif.

— La terre tremble, me répondit-il, mais ce n’est pas un tremblement de terre ; cela n’est pas profond : c’est seulement à la surface.

— Que penses-tu ?

— Comme d’habitude, je ne pense rien, j’attends.

— Que crois-tu du moins que nous ayons à faire ?

— Le bruit redouble, c’est une lame perdue : mettons en panne et voyons venir. Comme nous sommes sous le vent, nous saurons bientôt de quoi il retourne.

À peine eut-il fini qu’un tapage épouvantable, échappé de la forêt, nous tint en haleine et qu’au même instant une vingtaine de buffles haletants, essoufflés et renversant tout sur leur passage franchirent les derniers arbres, se dirigèrent de notre côté et nous contraignirent à escalader les branches noueuses d’un multipliant voisin. Mais, comme s’ils n’avaient obéi d’abord qu’à un mouvement fiévreux ou à une panique, les redoutables animaux s’arrêtèrent tout à coup et broutèrent l’herbe avec tranquillité.

Ce singulier manége, ces mugissements violents qu’ils poussaient dans leur fuite rapide, cette queue pelée qui fouettait leurs robustes