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voyage autour du monde.

— Ainsi certainement tu as toujours peur ?

— Presque autant que vous.

— Mais je n’ai pas peur, moi.

— C’est comme si vous disiez que je ne suis pas laid ; ça ne se voit que de reste.

— Tu vois aussi que ça ne m’empêche pas d’avancer.

— Oui, comme la tortue. Tenez, franchement, nous naviguons à la bouline.

— Va, va, nous arriverons ; je te croyais dans des intentions plus guerroyantes.

— Dites-moi, monsieur, est-il vrai qu’autrefois, quand il y avait des Romains, sous le règne de… l’autre, le Napoléon de cette époque-là, on ait été faire la chasse d’un boa avec une vingtaine de pièces de canon de trente-six ?

— Non, car la poudre n’était pas encore inventée.

— Ni les boas non plus, peut-être ?

— Qui donc t’a raconté cette fable ?

— C’est Hugues, votre domestique, qui dit l’avoir lue. Quelle raclée quand j’arriverai à bord !

— Je te le défends.

— Pourquoi nous fait-il des colles ? À propos, croyez-vous qu’il soit aussi bête qu’on le dit ?

— Non, il l’est beaucoup plus.

— À la bonne heure.

Tout en causant ainsi, nous étions arrivés à la plaine étroite et allongée où les buffles s’étaient d’abord arrêtés et où ils paissaient encore. Nous fîmes un grand circuit pour les éviter, et, suivant les instructions du gouverneur, nous longeâmes le bois du côté de la mer. Mais à peine en fûmes-nous à une cinquantaine de pas de distance, que plusieurs Malais armés d’arcs, de sagaies et de cries se présentèrent à nous et nous firent impérieusement signe de rebrousser chemin.

— Contre des hommes, à la bonne heure ! me dit Petit. Si vous voulez, nous allons tomber dessus ?

— Garde-t’en bien ; peut-être sont-ils en grand nombre ; laisse-moi leur faire comprendre que nous avons une permission du gouverneur.

— Vous serez bien habile si vous leur faites comprendre une syllabe ! Figurez-vous que j’en ai trouvé deux hier matin sur le port, et que ces vieux marsouins n’ont pas même compris les mots rhum et eau-de-vie, comme si ça n’était pas connu de tout l’univers ! Je parie que ces gredins-là ne sont d’aucun pays.

— Tais-toi et laisse-moi faire.

— Vous allez faire de belles choses.

Je m’approchai alors d’un des Malais, je lui montrai le cheval