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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

du gouverneur, qu’il devait connaître ; je prononçai à haute voix le nom de Pinto et le mot rajah. À tout ce que je disais, il me répondit :

— Pamali.

— Ils sont bien embêtants avec leur pamali ! ils n’ont que ça à vous jeter à la face. Quand ils ont dit pamali ! ils croient avoir cargué et serré une misaine.

J’eus beau crier, jurer, pester, je ne pus rien obtenir des soldats qui me barraient le passage, la sagaie ou le cric à la main et la flèche sur la corde de l’arc.

Aussi Petit ne cachait-il plus sa joie et commençait-il à remâcher son tabac avec plus d’assurance.

— À quoi bon vous fâcher ?

— Cela soulage.

— Oui, mais ils ne vous comprennent pas ; vos S…, vos B… et vos F…, c’est comme si vous leur parliez latin. Tout à l’heure quand vous avez appelé ce grand escogriffe vilain butor, je suis sur qu’il s’est fourré dans la tête que vous l’appeliez joli garçon, car il riait à se disloquer la mâchoire.

— Nous avons fait une belle course, mon garçon ; ne pas voir seulement un boa !

— Venez à bord, il y en a de plus longs que ceux qui se promènent dans cette forêt l’aviron à la main.

— Il y a des boas à bord ?

— Et les câbles donc ! À propos de câbles, le plus gros n’a plus qu’un seul bout.

— Comment cela ?

— L’autre était trop mauvais, nous l’avons coupé hier matin.

Cette naïveté, dans le genre de toutes celles de ce pauvre Petit, m’amusa beaucoup. Il me fut impossible de lui faire comprendre qu’il avait dit une bêtise, et ce fut au milieu de notre discussion logique et grammaticale, que nous arrivâmes à Diély. Je recommandai mon excellent compagnon aux soins d’un domestique du palais, et moi, j’allai voir le maître.

— Eh bien ! me dit-il en m’apercevant de loin, avez-vous vu un boa ? en avez-vous vu deux ?

— J’ai vu vos damnés de Timoriens, qui m’ont menacé de leurs flèches.

— Il fallait dire que vous aviez toute permission.

— Le moyen de se faire entendre ?

— Vous êtes donc bien fâché du peu de succès de votre entreprise ?

— Sans doute.

— Et moi, j’en suis bien aise, car c’est par mon ordre que tout s’est ainsi passé. J’étais très-convaincu que vous n’aviez rien à redouter du boa, qui déjà avait avalé la moitié de sa proie ; mais rien ne m’indiquait qu’il n’eût pas auprès de lui quelque membre à jeun de sa famille. En