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voyage autour du monde.

général, ils voyagent par couples, ils dorment même entortillés les uns dans les autres, et vous comprenez maintenant pourquoi mes soldats gardaient si bien la lisière de la forêt. D’ailleurs, qu’auriez-vous appris dans cette course téméraire ? Ce que je vous avais déjà dit, et je vous ai dit la vérité. Dans ce pays les imprudences sont coûteuses ; ne l’apprenez pas à vos dépens.

À peine M. Pinto eut-il achevé ses conseils d’ami, auxquels Petit applaudissait de toute la largeur de ses gigantesques mains, que je vis arriver auprès du gouverneur une demi-douzaine de Timoriens, harassés, ruisselants, lui parlant tous à la fois avec des gestes et des manières d’une énergie effrayante. M. Pinto envoya chercher son interprète, s’assit et parut douloureusement écouter les récits qui lui étaient faits. Puis, d’un ton sévère, il donna des ordres aux Malais, qui s’inclinèrent avec respect et s’éloignèrent d’un pas martial.

— Quels peuples ! quels hommes ! me dit le noble Portugais quand nous fûmes seuls ; on n’en viendra jamais à bout. Deux rajahs étaient en querelle pour un buffle volé ; des querelles ils en vinrent aux menaces ; des menaces aux hostilités. J’interposai mon autorité pour les réduire ; je fis restituer le buffle volé, et j’ordonnai la confiscation de trois autres buffles au profit du rajah offensé. Eh bien ! quelle a été la conduite de ces misérables ? Ni l’un ni l’autre n’ont voulu se soumettre à ma justice : ils ont cessé des combats généraux, dont le bruit arrive bien vite jusqu’à moi, mais ils sont convenus entre eux de combats particuliers, dans lesquels un des deux adversaires reste mort sur la place. À cet effet, un étroit et profond ravin a été choisi ; chaque jour deux soldats ennemis s’y rencontrent, et chaque jour un seul retourne auprès des siens. Voilà près d’un mois que durent ces duels sanglants, et je n’en ai reçu la nouvelle que tout à l’heure. Je vous jure que je donnerai un grand exemple. Au surplus, poursuivit-il, je vous fais cette pénible confidence, gardez-la pour vous seuls ici ; je ne veux voiler d’aucun nuage les heures de plaisir que vous vous promettez encore. La soirée du gouverneur fut moins animée que celles qui l’avaient précédée, et il me sembla reconnaître que les officiers portugais savaient déjà la triste nouvelle qui avait assombri le front de M. Pinto.

Cependant, comme il ne devait m’arriver à Diély que des demi-aventures, chose que je déteste presque autant que le calme et l’inaction, je m’approchai le lendemain matin d’une espèce de cachot obscur, d’où j’avais entendu s’échapper de lugubres gémissements. À la porte étaient deux Malais armés de leurs cries ; mais à mon approche ils se levèrent, et me firent entendre que l’ordre qu’ils avaient reçu d’éloigner les curieux et les importuns ne me regardait pas. J’usai donc de la permission, et, après quelques pas faits dans des ténèbres épaisses, je me trouvai en présence de deux malheureux, rivés à un mur par un énorme collier de fer, le pied