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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

droit fortement attaché à un poids de cinquante livres au moins : c’étaient deux rajahs. Le plus jeune vomissait d’ardentes imprécations, accompagnées de gestes menaçants et frénétiques ; il n’avait pas encore vingt-cinq ans ; ses bras étaient nerveux, sa taille imposante ; ses prunelles jetaient des feux autour de lui, et l’on voyait qu’il épuisait inutilement ses forces à briser les chaînes dont il était chargé. L’autre, vieillard d’une cinquantaine d’années, captif aussi, ne bougeait pas plus qu’une statue ; assis sur le sol humide, absolument nu comme son camarade d’infortune, il était taciturne et sombre, mais nullement abattu. À mon entrée, à peine fit-il un léger mouvement de tête pour me regarder, et il la détourna un instant après, comme pour éviter des regards importuns. Cependant le plus jeune, ne voyant personne à ma suite, se pencha vers moi et m’adressa la parole à demi-voix, sans doute pour me faire une confidence. Je lui donnai à comprendre que je m’intéressais à son malheur, que je voudrais l’alléger, mais que je ne pouvais lui être d’aucun appui, et que je n’entendais pas un mot de sa langue. Ses violentes vociférations recommencèrent de plus belle ; de ses ongles rudes et tranchants il déchirait ses chairs ; son poing fermé frappait rudement la muraille, tandis que le vieillard son voisin haussait les épaules et souriait de dégoût et de pitié.

Ma visite fut courte. À ma sortie, les deux gardiens se levèrent de nouveau, et de loin j’entendis encore les cris du jeune rajah enchaîné.

Quelques heures après, il me fut impossible de ne pas parler au gouverneur de la triste découverte que j’avais faite. Je lui demandai la cause de la sévérité qu’il déployait contre ces deux princes du pays.

— Ah ! vous les avez vus, me dit-il d’un air étonné : ce sont deux grands misérables.

— Leur crime, quel est-il ?

— Ils en auraient plus d’un sur la conscience, s’ils avaient une conscience.

— Ont-ils pillé, dévasté, assassiné ?

— Ce sont des scélérats qui ont mérité le châtiment qu’ils subissent.

— Qu’en ferez-vous ?

— Je ne sais.

— Un conseil les jugera-t-il ?

— Allons donc ! assembler un conseil pour ces gens-là, ce serait leur faire trop d’honneur.

Le lendemain, curieux et inquiet, je passai devant la case aux deux rajahs prisonniers ; il n’y avait plus de gardiens à la porte ; les fers n’enchaînaient plus de membres ; tout était silencieux comme la tombe.

En quittant Diély et en côtoyant un rivage coupé de criques et de fondrières nées de violentes commotions terrestres, on arrive, après trois heures de marche endolorie par les galets, au pied d’un mont noir et gigantesque dans les flancs duquel bouillonne sans cesse une lave mena-