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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.

toute sauvage par ses mœurs et son aspect ; maintenant que je vous ai parlé en détail de ces peuples cruels qui engraissent Timor avec du sang, que vous dirai-je de ces réunions si amusantes qui pendant notre courte relâche ont eu lieu chez le gouverneur ? L’Europe au milieu des forêts vierges de joyeux repas, des tables servies avec luxe et profusion, des vins exquis, de belles porcelaines, de riches flacons, du gibier de toute espèce, enfin des habitudes françaises à côté des allures des farouches Timoriens ; tout cela, je vous jure, a un charme qui ne peut être compris que par ceux qui se sont trouvés dans des positions analogues. On croit rêver l’Inde dans un salon parisien, ou plutôt on se sent heureux de retrouver une patrie dont on est séparé par le diamètre de la terre.

À notre soirée d’adieu au gouverneur, si noble, si généreux, si bienveillant, j’étais assis à côté de la dame d’un des premiers officiers de M. Pinto, et je lui demandai s’il ne lui tardait pas de revoir son pays.

— Oh ! non, je suis heureuse ici, me répondit-elle.

— Vous ne craignez donc pas les maladies contagieuses de ce climat ?

— J’y suis habituée.

— Mais avec ce soleil ardent, on ne peut guère se hasarder à une promenade ?

— Oh ! le jour je ne sors jamais.

— Je comprends que l’air pur et frais du matin doit vous plaire davantage.

— Non, monsieur, le matin je reste dans mes appartements.

— Alors les soirées sont réservées aux promenades ?

— Nous les passons chez nous dans nos hamacs ou sur des nattes.

— Vous vous réunissez donc, et les lectures et la conversation font doucement glisser les heures ?

— Nous n’avons aucun livre, et nous passons souvent un mois ou deux sans nous voir.

— Cependant vous vous plaisez beaucoup ici, m’avez-vous fait entendre !

— Beaucoup.

Sous l’influence de pareilles habitudes et un goût si prononcé pour une vie de marmotte ou de paresseux, il est tout naturel que tout pays soit accepté avec résignation et même avec plaisir. Il y a des gens qui assurent que dormir c’est vivre ; à la bonne heure.

II était impossible que les funestes effets des climats meurtriers où nous nous trouvions ne se fissent pas sentir sur un équipage toujours actif, toujours plein de zèle, mais dont un soleil brûlant épuisait les forces physiques. La plus cruelle, la plus douloureuse des maladies épuisait nos matelots ; le scorbut dévorant vint bientôt en aide à la dyssenterie, et la mort plana sur nous sans toutefois nous décourager.

Oh ! cela est triste, je vous jure, cela est déchirant à voir qu’une batterie silencieuse où sont suspendus, au gré du roulis et du langage, dans des