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voyage autour du monde.

cases et des hamacs, des squelettes que les soins les plus constants et les attentions de chaque heure ne peuvent arracher aux tiraillements qui les dévorent ! Notre chirurgien en chef, M. Quoi, a beau se multiplier, apporter au malade le secours de sa science et les consolations de sa parole toute de tendresse et d’humanité, les hommes lui échappent et les flots les engloutissent. Gaimard et Caudichaud le secondent avec cette ferveur incessante qu’ils ont montrée pendant tout le cours de cette longue campagne ; mais l’un et l’autre succombent à la peine, et des cadres sont bientôt dressés pour eux. C’est un deuil à briser l’âme, à faire douter du retour pour un seul de nous.

Il ne sera peut-être pas inutile ici de faire remarquer que les hommes les plus robustes de l’équipage, ces torses de fer éprouvés déjà par les traverses d’une vie de fatigues et de privations, ne sont pas ceux qui résistent le plus vigoureusement aux atteintes du scorbut et de la dyssenterie. Au contraire, il m’a semblé que les gens sobres et délicats parvenaient plus efficacement à s’en garantir. Pour ma part, je dirai que, quoique ne buvant et n’ayant jamais bu une goutte d’eau-de-vie, ne fumant et n’ayant jamais fumé un seul cigare, je suis toujours demeuré à l’abri des coups de ces épouvantables fléaux si funestes aux navires voyageurs. Et pourtant j’ai fait partie de toutes les courses lointaines ordonnées dans l’intérêt du voyage ; j’ai sollicité des explorations particulières pendant les longues relâches de la corvette, et toujours à pied, quelquefois seul, souvent au milieu des sauvages ou avec les tamors (rois) des Carolines ; j’ai visité plusieurs îles, entre autres Tinian, dont je vous parlerai plus tard, et si célèbre par le séjour qu’y fit l’amiral Anson ; Rotta. Aguigan, où j’ai puisé des documents qui, j’ose le croire, ne seront pas sans intérêt pour la science.

Nous quittâmes enfin Timor et Diély avec tous ces sentiments opposés que l’âme éprouve après un rêve où de sombres tableaux se trouvent jetés au milieu de riantes images. L’île offre en raccourci l’aspect du monde que nous habitons : des guerres cruelles entre les diverses peuplades qui la foulent, des princes voleurs, des peuples volés, le faible écrasé par le fort, des frères qui s’entr’égorgent, des tempêtes terrestres mêlées aux tempêtes des passions, et au milieu de tout cela de nobles courages, de sublimes dévouements, une richesse de sol inépuisable, des gouverneurs rivaux sur le même terrain, côte à côte, séparés par une ravine, se menaçant, s’observant sans relâche et prêts, à la première insulte, à en venir aux mains et à dépeupler la colonie. Il ne tient qu’à l’explorateur de se croire en Europe, au sein des peuples les plus civilisés du globe.

Mais le canon retentit. Nous pressâmes cordialement la main à M. Pinto et à ses officiers, et nous prîmes tristement le chemin du port.

On a beau dire le contraire, le cœur joue un grand rôle dans la vie incidentée du voyageur.