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notes scientifiques.

Je vais décrire le phénomène ; j’essaierai ensuite d’en donner l’explication.

Le terrain de la Basse-Égypte est une plaine à peu près horizontale, qui, comme la surface de la mer, se perd dans le ciel aux bornes de l’horizon ; son uniformité n’est interrompue que par quelques éminences, ou naturelles ou factices, sur lesquelles sont situés les villages, qui, par là, se trouvent au-dessus de l’inondation du Nil ; et ces éminences, plus rares du côté du désert, plus fréquentes du côté du Delta, et qui se dessinent en sombre sur un ciel très éclairé, sont encore rendues plus apparentes par les dattiers et les sycomores, beaucoup plus fréquents près des villages.

Le soir et le matin, l’aspect du terrain est tel qu’il doit être ; et entre vous et les derniers villages qui s’offrent à votre vue, vous n’apercevez que la terre ; mais, dès que la surface du sol est suffisamment échauffée par la présence du soleil, et jusqu’à ce que, vers le soir, elle commence à se refroidir, le terrain ne paraît plus avoir la même extension, et il paraît terminé, à une lieue environ, par une inondation générale. Les villages qui sont placés au delà de cette distance, paraissent comme des îles situées au milieu d’un grand lac, et dont on serait séparé par une étendue d’eau plus ou moins considérable. Sous chacun des villages on voit son image renversée, telle qu’on la verrait effectivement s’il y avait en avant une surface d’eau réfléchissante ; seulement, comme cette image est à une assez grande distance, les petits détails échappent à la vue, et l’on ne voit distinctement que les masses ; d’ailleurs, les bords de l’image renversée sont un peu incertains, et tels qu’ils seraient dans le cas d’une eau réfléchissante, si la surface de l’eau était un peu agitée.

À mesure qu’on approche d’un village qui paraît placé dans l’inondation, le bord de l’eau apparente s’éloigne ; le bras de mer qui semblait vous séparer du village se rétrécit ; il disparaît enfin entièrement, et le phénomène qui cesse pour ce village se reproduit sur-le-champ pour un nouveau village que vous découvrez derrière, à une distance convenable.

Ainsi, tout concourt à compléter une illusion qui quelquefois est cruelle, surtout dans le désert, parce qu’elle vous présente vainement l’image de l’eau dans le temps même où vous en éprouvez le plus grand besoin.

L’explication que je me propose de donner du mirage est fondée sur quelques principes d’optique, qui se trouvent à la vérité dans tous les éléments, mais qu’il est peut-être convenable d’exposer ici.

Lorsqu’un rayon de lumière passe d’un milieu transparent dans un autre dont la densité est plus grande, si sa direction dans le premier milieu est perpendiculaire à la surface qui sépare les deux milieux, cette direction n’éprouve aucune altération, c’est-à-dire que la droite que le rayon parcourt dans le second milieu est dans le prolongement de celle qu’il parcourt dans le premier : mais si la direction du rayon incident fait un angle avec la perpendiculaire à la surface, 1o le rayon se brise au passage, de manière que l’angle qu’il forme avec la perpendiculaire dans le second milieu est plus petit ; 2o pour les deux mêmes milieux, quelle que soit la grandeur de l’angle que le rayon incident fait avec la perpendiculaire, le sinus de cet angle et celui de l’angle que fait le rayon réfracté sont toujours entre eux dans le même rapport.

Or, les sinus des grands angles ne croissent pas aussi rapidement que ceux des angles plus petits. Lors donc que l’angle formé par le rayon incident et la perpendiculaire vient à croître, le sinus de l’angle formé par le rayon brisé croît dans le rapport du sinus du premier, et l’accroissement de l’angle lui-même est moindre que celui de l’angle du rayon incident. Ainsi, à mesure que l’angle d’incidence augmente, l’angle du rayon brisé augmente aussi, mais toujours de moins en moins, de manière que quand l’angle d’incidence est le plus grand qu’il puisse être, c’est-à-dire, lorsqu’il est infiniment voisin de 90°, l’angle que le rayon brisé fait avec la perpendiculaire est moindre de 90° ; c’est un maximum, c’est-à-dire qu’un rayon de lumière ne peut passer du premier lieu dans le second sous un plus grand angle.