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souvenirs d’un aveugle.

et pourtant nous appelions de nos vœux les vents et les orages, car, nous aussi, nous éprouvions les cruelles atteintes de ce climat dévorateur. La mousson nous était contraire, les courants nous drossaient, et nous perdions, la nuit, le peu de chemin que nous avions fait le jour. Le soleil brûlait notre équipage, les maladies enchaînaient les forces des matelots, et nous eûmes besoin de toute notre constance, de tout notre courage, pour ne pas nous laisser aller au désespoir.

Nous naviguâmes ainsi pendant une quinzaine de jours au milieu d’un archipel riche et fécond. Partout la verdure couvrait le rivage, partout aussi le silence et la solitude. Toutefois un vent favorable se leva enfin avec le soleil et nous poussa de l’avant ; bientôt nous nous trouvâmes dans une sorte de détroit ravissant, au milieu duquel le navire cinglait avec majesté. Nous étions occupés à admirer ce magique spectacle, quand un grand nombre de pirogues, détachées de toutes les parties de l’archipel, mirent le cap sur notre corvette. Loin de craindre leur approche, nous la désirions ; nous savions bien ce que nous avions à redouter des Malais si nous étions vaincus ; nous n’ignorions pas que leurs triomphes, c’est la mort et la torture de leurs ennemis ; mais la monotonie de notre navigation nous pesait à l’âme nous voulions des épisodes à nos risques et périls.

Cependant à l’horizon un point noir se dessina ; bientôt il grandit, s’allongea, prit des formes bizarres, étendit les bras et envahit l’espace. De ses flancs ouverts s’échappaient des rafales terribles auxquelles se mêlaient des gouttes de pluie larges et rapides. Le navire fut entraîné un moment, et les prudentes pirogues, à l’approche du grain, s’abritèrent dans leurs criques étroites et profondes. À cet orage succéda, comme de coutume, le calme plat de tous les jours, et la nuit nous retrouva à peu près dans les mêmes eaux.

Je vous ai parlé d’un matelot anglais, nommé Anderson, que le commandant avait enrôlé dans l’une de nos précédentes relâches. Il était agile, fort, robuste, patient, adroit : aussi l’employait-on souvent à la timonerie. Par suite de cette préférence méritée que lui accordait l’état-major dans les moments difficiles, Anderson était souvent le but des railleries amères des gabiers les plus habiles, et Marchais surtout, dont vous connaissez le caractère irritable, ne manquait jamais de dire quelques énergiques paroles sur les épaules de l’Anglais. Le soir de cette petite alerte qui nous fut donnée par les Malais, Anderson, quoique son quart fût achevé, resta sur le pont quand la nuit fut venue et se hissa à l’extrémité du beaupré.

— Holà, hé ! English ! lui cria Marchais, que fais-tu là, accroupi comme un crapaud ?

— Je regarde.

— Que regardes-tu ? les marsouins, les cousins ?