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voyage autour du monde.

— Je regarde plus loin que ça ; car vois-tu, Marchais, cette nuit il y aura bourrasque, et tu me diras merci, toi le premier.

— Ne croirait-on pas qu’il fixe le point, qu’il sait où nous sommes et qu’il est le maître de faire venir la brise ?

— Ce n’est pas du ciel que viendra la rafale, c’est de la terre.

— Qui t’a dit ça ?

— Personne, mais je le sais.

Anderson avait été mousse sur un des navires anglais en croisière devant Toulon pendant les guerres de l’Empire. Depuis lors il avait toujours navigué, et dans les Moluques surtout il avait fait de fréquentes campagnes. La vue de cet homme était si prodigieuse, qu’il distinguait à l’œil nu les mâts d’un navire au delà de l’horizon, beaucoup mieux que nous à l’aide de nos lunettes d’approche. Il connaissait les mœurs des Malais, dont il parlait assez bien la langue, et il était étonné que depuis notre séjour dans ces parages on ne nous eût pas encore attaqués. La démonstration du matin, dont sans doute le grain avait empêché l’exécution, lui paraissait un acte hostile qui lui avait inspiré des craintes pour la nuit. Aussi ne voulut-il pas se coucher, dans la prévision d’une affaire sérieuse. Anderson avait du cœur, et ses craintes ne naissaient que de la juste opinion qu’il avait du caractère malais.

La nuit était calme et lourde ; le soleil s’était couché rouge comme du sang, et la corvette roulait silencieuse sur sa quille. Marchais, Petit et leurs camarades poursuivaient sans cesse Anderson de leurs railleries, tandis que celui-ci se contentait de leur répondre :

— Nous verrons bientôt.

Tout à coup l’Anglais, attentif, se dresse à demi sur le mât avancé ; son œil plonge dans les ténèbres, et d’une voix calme et forte il s’écrie :

— Pirogues de l’avant !

L’officier de quart s’élance, regarde, ne voit et n’entend rien. Mais Anderson interroge de nouveau l’espace, et dit d’une voix plus ferme :

— Pirogues de l’avant ! Pirogues à bâbord ! Pirogues à tribord ! Pirogues de l’arrière !

— Combien ? dit le brave Lamarche.

— Un grand nombre…

Marchais et Petit ne riaient plus, ne goguenardaient plus, et se mordaient les lèvres d’impatience et de dépit.

Sur les avertissements du matelot anglais, des ordres rapides sont donnés, chacun est à son poste. Les canons se chargent, les pistolets pendent aux ceintures, les briquets aux flancs. Le commandant a l’œil à tout et se prépare bravement à l’attaque ; le branle-bas de combat est ordonné, et nous attendons l’ennemi sans le voir encore.

Le voilà pourtant ; il nous entoure, il vient à nous lentement et en silence ; ces courtes pagaies font à peine frémir les flots paisibles. Il pense