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souvenirs d’un aveugle.

sans doute que nos sabords sont peints ; que semblable à celle des navires marchands, notre batterie n’a guère que des canons de bois, et les Malais avides s’attendent à un facile triomphe. Les mèches sont allumées, les glaives hors du fourreau, les crocs en arrêt.

— Ouvre les sabords !…

La lumière de la corvette se projette au loin et éclaire la flotte des pirates. Ils ont vu les bouches béantes de nos canons, et ils s’arrêtent avec prudence devant la fête que nous leur avons préparée.

Ils réfléchissent encore ; ils restent un instant en panne. Mais bientôt la sagesse leur donne conseil, ils virent de bord et s’éloignent comme des voleurs désappointés.

Le lendemain matin, Marchais et Petit se lièrent d’une vive amitié avec Anderson, qui reçut le soir du premier de ces matelots une gratification de coups de poing à briser un mât.

Les courants continuaient de jouer un grand rôle dans cette navigation au milieu d’un groupe nombreux d’îles et de récifs dangereux, surtout dans certaines saisons de l’année. La route se faisait selon leurs caprices ; et, deux jours après cette rencontre des Malais, si heureusement évitée, nous nous trouvâmes comme par enchantement engagés au milieu d’un grand nombre de rochers que la nuit nous avait dérobés et où nous courions risque d’être brisés à chaque instant. Nous mouillâmes par un fond de trois brasses ; le soleil se leva radieux, et je ne saurais dire l’admirable spectacle qui s’offrit à nous. Là, à notre côté, plus loin à droite, là-bas aussi sur notre gauche, des roches, les unes tapissées de verdure, les autres nues et découpées, s’élançant des eaux comme des clochers, diversement colorées par les feux plus ou moins obliques du jour naissant. Le courant se glissait entre elles, tantôt tranquille, tantôt rapide ; les cris aigus des oiseaux marins qui venaient chercher là un abri paisible, se faisaient entendre au-dessus du bruissement des brisants. J’appelai dans mes albums cette rade la Baie des Clochers, quoiqu’elle soit connue, je pense, sous le nom de Boula-Boula.

Il fallait pourtant sortir de ce labyrinthe ; une embarcation fut mise à flot pour sonder la route, et M. Ferrand, un de nos jeunes aspirants, chargé de cette difficile opération, s’en acquitta avec tout le succès que le commandant attendait de son zèle et de son expérience.

Une compensation dans nos longues fatigues nous était réservée. Les vents nous poussèrent jusqu’en vue de Pissang, sommet élevé de quelques centaines de toises et à qui je dois quelques lignes.

Savez-vous ce que c’est que cette île ? Une masse serrée et compacte de verdure impénétrable qui arrête au passage tout rayon de soleil. Des feuilles larges comme de vastes parasols s’entrelacent à des follioles imperceptibles, découpées, ciselées, de couleurs variées à l’infini ; des troncs noueux disputent l’espace à des troncs lisses, et jettent côte à côte avec eux