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souvenirs d’un aveugle.

catastrophes dans ces courses lointaines, il faut en accuser leur humeur querelleuse et les injurieuses précautions qu’ils prennent sans cesse pour se garantir de toute attaque des peuplades au milieu desquelles ils sont jetés. La défiance est un outrage, et chaque peuple, civilisé ou sauvage, généreux ou abruti, veut faire croire qu’il a le sentiment de sa dignité.

Le commerce est le principal lien des peuples. On place toujours en première ligne l’intérêt matériel ; vient ensuite la morale, qui protège et affermit. Chez les peuples sauvages surtout, cette double maxime est frappante de vérité, et tout voyageur fera bien de l’utiliser à son profit.

L’opulence est en tous lieux un excellent passeport, et au milieu de ces archipels indiens on est riche avec si peu de chose, que la générosité ne coûte aucun regret, alors même que l’on est dupe de sa confiance. À Rawack, nous ne tardâmes pas à comprendre que nos comptoirs seraient bientôt appauvris par les exigences des naturels que nous ne voulions pas éloigner ; mais, à tout prendre, nous aimions mieux encore perdre quelques bagatelles que de laisser concevoir de notre grandeur une opinion défavorable ; aussi continuâmes-nous nos prodigalités, sauf à nous payer plus tard en fouillant dans les tombeaux élevés sur la plage.

Notre exemple devint contagieux ; les naturels se piquèrent d’honneur à leur tour. Chaque matin un grand nombre de pirogues venaient voltiger autour de la corvette et nous apportaient des coquillages rares, de très-jolis insectes, des papillons précieux, et surtout d’énormes lézards vivants, fortement liés sur le dos à un gros bâton. Ces lézards monstrueux sont, à ce qu’il paraît, très-nombreux à Boni et à Waigiou, où pourtant on leur déclare une guerre à outrance. Les indigènes, pour s’en saisir, emploient un moyen qui n’est pas sans quelque danger, quoique la morsure de ces reptiles ne soit pas très-venimeuse. Toutefois Bérard, un de nos élèves, qui en fut mordu un jour, en éprouva, malgré une prompte cautérisation, une fièvre qui dura près d’une semaine. Voici le moyen employé par les sauvages : ils se placent doucement à genoux sur la terre molle où le lézard a établi son gîte. Ils ont en main une palette tranchante en forme de battoir, et tiennent captifs au-dessus de l’orifice du trou plusieurs insectes bourdonnant dont le frôlement attire le reptile. Dès que celui-ci a montré sa tête à l’air, le chasseur plonge vivement sa palette dans le sol léger et mobile, et il est rare que le lézard ne soit pas arrêté par le milieu du corps. Si pourtant cela arrive, la première retraite du reptile lui est à l’instant fermée, et les insulaires apostés près de là punissent, par une amende consistant en poissons ou en cocos, le chasseur désappointé.

La présence de ces monstrueux lézards dans tout cet archipel ferait supposer que de gros serpents y ont aussi établi leur demeure ; mais, quoiqu’ils y soient en effet très-communs, nous n’en avons guère vu qui eussent plus de quatre à cinq pieds de longueur. Ici, comme dans presque