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voyage autour du monde.

chocolat, voilà qu’ils allument tout ça, et que les jolis poissons deviennent de petits saint Laurent. Ils étaient roux que ça donnait envie d’en manger jusqu’à demain ; bref, les susdits bien cuits, eux autres les prennent avec leurs doigts huileux, et les voilà qui se mettent à mâcher sans seulement me dire : « Assieds-toi là par terre ; avale comme nous. » C’est-là une injure, dites ?

— C’est peut-être leur usage.

— C’est jamais un bon usage que d’être impoli et de manger tout seul quand il y a là un étranger qui a faim.

— Bien dit.

— Aussi, sans plus de façon, j’ai allongé mon bras et j’ai tiré un poisson de dessus son gril, en leur disant merci. Mais, au moment où j’allais mordre dedans, voilà-t-il pas le plus dodu de la troupe qui me dit des gros mots !…

— Peut-être te disait-il de jolies choses.

— Il fallait qu’il s’expliquât, l’imbécile ! Bref, ayant compris comme ça, j’ai dû me fâcher ; alors je lui ai lâché son poisson à la face, et je lui ai fait un geste de matelot qui veut dire : Je me moque de toi.

— Qu’ont-ils répondu ?

— Rien ; ils ont continué à manger, les goinfres, et je les ai regardés faire. Bref, j’en étais là quand, pour me rabaisser sans doute, ils ont entamé le dedans de la pitance, et se sont mis à avaler les intestins des poissons. J’ai vu la ficelle, et je me suis mis à marronner. Mais, comme vous m’aviez dit que nous naviguions pour l’instruction des peuples, j’ai voulu apprendre aux Rawackais la manière dont on mange proprement les poissons dans notre pays. Là-dessus, je m’empare délicatement, à l’aide du pouce et de l’index, d’un de leurs gros goujons ; je l’ouvre, j’en arrache les boyaux, je les jette à terre, et j’avale la chair sans plus de façons. Mais ces gredins, ces satanés ladres, ne font ni une ni deux, ils se fichent dans la pensée que c’est pour les gouailler que j’ai avalé un morceau de la bête, ils ramassent avec soin les tripes que j’avais jetées ; puis, avec des cris et des menaces, ils m’entourent, se mettent à gesticuler, à danser, et, sans doute pour battre la mesure, ils tapent sur mes épaules comme sur un tronc d’arbre.

— Diable diable ! ça chauffe.

— Oh ! alors je prononce à voix basse le nom de Marchais pour me donner de la force et du courage ; j’empoigne un de leurs avirons, qu’ils ont la bêtise d’appeler pagaies, et, ma foi, je fais un moulinet sterling qui entame quelques côtes… À ma place, vous en auriez fait autant, je pense.

— À ta place, je n’aurais pas pris de poisson.

— Mais, dans tous les cas, vous auriez jeté les tripes ?

— Oui.