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voyage autour du monde.

plus insolent, le plus criard ; moi, je n’aime pas les criards, et je méprise les insolents.

— Tu as des manières si brutales !

— Les manières de ces gaillards-là ne sont guère plus mignonnes que les miennes, et si vous n’aviez pas deux bons pistolets à votre ceinture, je vous jure que je vous défendrais d’aller à eux.

— Tu me le défendrais !

— Oui, oui !

— De quel droit ?

— Du droit qu’on prend quand on aime les gens… Encore un petit verre, monsieur Arago.

— Tais-toi ; ils nous ont vus.

— Ça n’empêche pas le petit verre. Au contraire, ça doit faire redoubler.

— Silence !

Dès que nous fûmes près d’eux, les naturels nous entourèrent en parlant tous à la fois et en nous menaçant de la façon la plus significative ; mais notre bonne contenance les apaisa moins encore que quelques légers cadeaux, et bientôt l’harmonie régna parmi nous.

— Faire des présents à qui avale des tripes de poissons !… me disait Petit plus rassuré ; mais ce n’est pas là connaître son monde !… Avaler des tripes de poisson !… C’est égal, j’ai envie d’en goûter, rien que pour savoir si c’est passable. Je vais leur en demander une demi-aune.

— Si tu bouges, je te chasse.

— Allons, suffit, je ne souffle plus.

Le repas des Rawackais (comme disait Petit) se continua paisiblement. Les poissons avaient fort bonne mine ainsi préparés ; chacun des convives prenait sa part sur le grillage noirci, le plaçait dans le creux de sa large main ou sur un morceau de feuille de bananier, et en divisait les morceaux avec assez d’adresse. Accroupis à la mode de nos tailleurs, ils mangeaient sans rien dire ; ils buvaient à tour de rôle, dans une calebasse, une eau fort limpide apportée de Waigiou, et de temps à autre ils se tournaient vers le soleil en marmottant quelques brèves paroles qui devaient être des prières.

— Je crois qu’ils prient Dieu, murmurait Petit ; foi d’homme de cœur, ça en a l’air… Si ça ne fait pas pitié ! oser prier Dieu et avaler des tripes de poisson !

Le fait est que la façon de manger de ces peuplades n’est pas très-engageante, et je connais bien des jeunes Parisiennes qui détourneraient leurs regards de pareils tableaux.

La nourriture des habitants de Rawack et de Waigiou consiste en poissons, en volailles, en coquillages et en fruits. Pour boisson ils n’ont que de l’eau pure ou du lait de coco ; pour ustensiles de service, des vases