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voyage autour du monde.

et rondes, des bras courts, potelés, taillés en boudins, sans formes dessinées, sans muscles ; des cuisses comme des troncs d’arbres, des pieds et des mains énormes, une démarche pénible et écrasée, des dents sales et une odeur de boue qui s’exhale au loin, et vous aurez une idée assez complète de cette population rare, triste, curieuse et insolente, qui ne craint plus de venir se frotter à nous tous les matins, et qui ose même parfois nous regarder avec un certain mépris facile à discerner.

Je ne vous parle pas des exceptions qui se font remarquer par-ci, par-là, au milieu de ces êtres réveillés par notre présence et l’appât d’une rapine d’autant plus facile que nous n’exposions guère à leurs regards que ce que nous voulions perdre. On voit aisément que ce sont là des jeux de la nature, qui cherche parfois, dans un nouvel effort, à se venger de son propre caprice. Et cependant il y a parmi tous ces hommes si grossièrement bâtis une adresse telle pour certains exercices, qu’on a peine à y croire même alors qu’on en a été mille fois témoin.

Je veux parler de leur pêche vraiment merveilleuse, et tellement amusante que nous ne pouvions nous lasser d’y assister matin et soir. Placé debout sur l’avant d’une pirogue, un homme est là, Neptune parodié ou plutôt Silène en goguette, tenant en main une longue perche armée de deux pointes de fer en fourchette ; il plane sur l’eau et cherche de l’œil le poisson qui fuit et glisse à peu de profondeur ; dès qu’il le voit, il fait signe à ses camarades et leur indique d’un geste de la main gauche le côté vers lequel ils doivent diriger l’embarcation. Ceux-ci obéissent et pagaïent doucement pour ne pas effrayer le poisson. Halte maintenant ! Le chasseur a mesuré la distance, il a levé le bras, calculé la courbe que le trait va décrire. La fourchette est lancée, et il est rare qu’elle ne frétille pas sur l’eau, aux mouvements de l’animal qu’on voulait atteindre. Sur vingt-cinq coups lancés, parfois au milieu d’une mer peu calme, deux coups à peine sont sans résultats, et j’ai vu Petit embrasser un jour avec une tendresse qui allait jusqu’au délire un de ces habiles pêcheurs, lequel, venant de désigner deux poissons voyageurs côte à côte, les piqua tous les deux au beau milieu du dos, à trente pas au moins de distance.

C’est une chose vraiment digne de remarque et dont la civilisation devrait rougir, que le respect qu’ont pour les cendres des morts tous les peuples de la terre, même les plus stupides et les plus farouches. Ici, comme à Koupang, comme à Diély, comme à Ombay, il est aisé de voir que les hommes, dans leur religion bizarre, ridicule ou cruelle, croient à une autre vie, car sans cette foi, le culte qu’ils professent en faveur de ceux qui ont pour toujours disparu de cette terre ne serait qu’un absurde contre-sens.

Remarquez ces tombeaux dont toute l’île de Rawack est semée. Nulle herbe parasite ne croît autour du terrain qui environne cette demeure sacrée, terrain plan, enjolivé d’un sable fin et blanc ; les parois du monu-