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voyage autour du monde.

Je garde encore dans mes collections une de ces ridicules idoles, qui a vu peut-être bien des sacrifices humains. C’est une tête presque sans corps, des jambes crénelées, des pieds fourchus, des bras courts et gros, une bouche s’arrêtant aux oreilles, où pendent des anneaux d’os et de pierre, un nez épaté, des yeux imperceptibles, et pour coiffure un capuchon pointu, plus long à lui seul que le reste de la figure. Un de nos matelots trouva ce dieu de Rawack ou de la Nouvelle-Guinée à moitié caché sous la boue qui avoisinait l’aiguade du mouillage. Je le montrai à un naturel qui ne parut pas trop se soucier de le voir, et qui ne fut nullement fâché de le laisser en ma possession. Expliquez maintenant ces étranges anomalies.

Cependant les échanges devenaient chaque jour plus actifs ; nos bagatelles acquéraient plus de valeur ; mais nous avions assez de lézards, de sagaies ou d’arcs, et nous demandions avec instance des papillons, des insectes ou des oiseaux. Nous ne tardâmes pas à être satisfaits : les pirogues arrivèrent en nombre considérable à notre camp, et nos collections s’enrichirent de plusieurs familles et espèces très-curieuses. Les oiseaux de paradis eurent leur tour ; les insulaires nous en apportèrent une assez grande quantité, proprement enveloppés dans des feuilles de bananier, et empaillés d’une façon si admirable, qu’on a longtemps cru en Europe qu’ils n’avaient point de pattes et qu’ils perchaient à l’aide du bec et de leurs ailes. Pour deux mouchoirs, un couteau de cuisine, un vieux drap de lit et quelques hameçons, j’obtins de prime abord cinq magnifiques oiseaux de paradis, parmi lesquels, un six-filets noir, si rare, si beau, si éclatant de mille reflets !…

Le chef de la pirogue avec qui je fis un échange me parut si enchanté de son marché, qu’il me donna à entendre qu’à son retour de Waigiou il m’apporterait une plus grande quantité de ces oiseaux, et qu’il voulait profiter d’une brise favorable pour partir, afin de me revoir plus tôt. Comme les embarcations n’étaient jamais manœuvrées qu’à la pagaie, je ne compris pas d’abord le motif de ce brusque départ, et je le lui dis en montrant les voiles de la corvette étendues à l’air ; mais lui, me faisant signe d’attendre, grimpa en quelques instants sur l’un des cocotiers du rivage, en descendit une jeune branche avec toutes ses folioles, et s’élançant joyeux dans sa fragile pirogue, planta sur le banc du milieu l’élégante dépouille de l’arbre. Le vent la courba d’une manière gracieuse, et le pilote, fier de ma surprise, disparut sur les flots d’un air triomphant. Ô industrie ! que de miracles n’as-tu pas semés sur toutes les parties du globe !

Tout allait bien à terre, sinon à bord où les maladies sévissaient plus intenses et plus meurtrières. Les naturels n’avaient plus peur de passer la nuit sans armes autour de nos tentes dressées, et nous nous félicitions de cette relâche où nos opérations du pendule avaient pu se faire sans